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nous un joyau précieux, non pas seulement comme le premier grand monument de la prose française, mais aussi comme une œuvre hautement nationale par son inspiration et par les souvenirs glorieux, malgré tout, qu’elle consacre. Mais tout à côté plaçons Robert de Clari, et, quant à la valeur historique, gardons-nous de penser que la comparaison attentive des autres témoignages n’ajouterait pas au texte de Villehardouin des informations utiles, n’y comblerait aucune importante lacune, n’y rectifierait aucune erreur.


La Société de l’Orient latin, pendant les huit années qu’elle a déjà vécu, a rendu, on le voit, d’éminens services à l’histoire et à la littérature. Elle a publié soit directement, soit en y prêtant son nom et son patronage, une quinzaine de volumes. Le bel ouvrage de M. Schlumberger, la Numismatique de l’Orient latin, a paru sous ses auspices. A lui seul, ce livre, d’une science précise et originale, dont les lecteurs de la Revue ont eu en quelque sorte les prémices[1], offre un tableau à la fois brillant et sévèrement exact de cette prodigieuse dispersion de la domination franque dans l’Orient. Empereurs latins de Constantinople, rois de Salonique, princes d’Achaïe, ducs d’Athènes, seigneurs de Thèbes, despotes d’Épire, rois de Jérusalem, princes d’Antioche, comtes de Tripoli, rois de Chypre, grands-maîtres de Saint-Jean-de-Jérusalem, ils comparaissent tous, chacun avec ses types monétaires, et ces monumens authentiques, habilement commentés, apportent une vive lumière à l’histoire générale. Les projets de la Société de l’Orient latin pour l’avenir sont nombreux et vastes. Une chronologie diaire serait une œuvre immense et singulièrement utile; déjà M. Hagenmeier a presque achevé celle de la première croisade. On nous promet une Iconographie de la terre-sainte et de Constantinople au moyen âge, un recueil sigillographique, dont M. G. Schlumberger est chargé, un recueil épigraphique dont M. Clermont-Gauneau s’occupe. On voudrait réunir à part tous les élémens d’une histoire financière et administrative des croisades. — Une société privée pourra-t-elle accomplir de si grands desseins? Pourra-t-elle réunir, les fonds nécessaires pour s’assurer la sécurité de l’avenir et poursuivre avec constance une direction scientifique à si longue vue? A-en juger par les commencemens, il y a lieu de l’espérer. Ce serait une grande force pour notre pays s’il retrouvait dans la science, par les initiatives personnelles, « le long espoir et les vastes pensées. »


A. GEFFROY.

  1. Voyez, dans la Revue du 1er juin 1876, l’étude de M. G. Schlumberger, intitulée : les Principautés franques du Levant d’après les plus récentes découvertes de la numismatique.