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les portions égales. Militaire peu fortuné, économe, il suppute les exigences financières des Vénitiens, et il estime avec le coup d’œil d’un commissaire priseur les richesses des palais byzantins. Comme les pillages et sacs de ville sont une ressource prévue dans son petit budget, le simple soupçon que les chefs ont pu tricher dans le partage le met hors de lui[1]. D’ailleurs, ami des dangers et des batailles, il s’éprend, lui aussi, des grandes aventures et des beaux spectacles. Peu tendre pour les grands barons, il n’hésite pas cependant à déclarer que le plus valeureux de toute l’armée a été un riche seigneur, Pierre de Bracieux, plus brave encore que le clerc Aleaume de Clari, propre frère du chroniqueur. La page où est racontée la belle action d’Aleaume est bonne à citer, d’autant plus que Robert de Clari est encore à peu près inconnu. — Pendant un des sièges de Constantinople, un corps de croisés arrive devant une poterne dont l’ouverture avait été fraîchement murée. Des travailleurs, malgré les pierres et la poix bouillante qu’on verse sur eux du haut des murs, y pratiquent une grande brèche par laquelle on aperçoit tant d’ennemis, qu’il semble « que la moitié du monde entier fût là l’assemblée. »


« Quand Aleaume le clerc (il faut traduire le texte, qui ne paraît ni plus ni moins difficile à lire que celui de Villehardouin) vit que nul n’y osait entrer, il s’élança en avant, et dit qu’il y entrerait. Il y avait là un chevalier, son frère, — Robert de Clari était son nom, — qui le lui défendit, et lui dit qu’il n’y entrerait pas, et le clerc dit que si et se mit dedans des pieds et des mains, et quand son frère vit cela, il le prit par le pied et commença à tirer à lui; et tant y a que, malgré son frère, qu’il le voulût ou non, le clerc y entra. Quand il fut dedans, tant et plus de ces Grecs lui coururent sus, et de dessus les murs lui jetèrent de grandissimes pierres. Quand le clerc vit cela, il tira son couteau et les fesait fuir devant lui comme bêtes, et disait à ceux du dehors : « Entrez hardiment, je vois qu’ils se vont moult déconfisant et qu’ils s’en vont fuyant... »


Ils y entrèrent, et la prise de la ville fut bientôt décidée. — Robert de Clari a plus d’un récit comme celui-ci, des pages à la Villehardouin, où brillent l’imagination active, la curiosité d’esprit, la vivacité d’impression. Celles où il décrit Constantinople, ses temples, ses statues, ses colonnes, le Bucoléon, Sainte-Sophie, l’Hippodrome, forment un rare tableau.

Que la Chronique du maréchal de Champagne demeure finalement supérieure à tous égards, il n’y a nul doute. Elle reste pour

  1. Voyez une spirituelle appréciation de sa Chronique et de son caractère, par M. Alfred Rambaud, dans les Mémoires de l’Académie de Caen, 1872.