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habilement conduit et conclu une bonne affaire; on avait eu encore après cela bien des déboires et d’étranges surprises, on avait singulièrement satisfait au vœu de la croisade, Rome n’avait pas eu lieu d’être satisfaite; mais tout cela ne s’effaçait-il pas dans le récit heureux et sans remords d’une entreprise aussi brillante que la fondation d’un empire français à Constantinople?

Veut-on un autre exemple des difficultés qui, à la lecture de Villehardouin, arrêtent la critique ? « Grand fut le déconfort des pèlerins, dit-il[1], et de tous ceux qui devaient aller au service de Dieu, à la nouvelle de la mort du comte Thibaut de Champagne (qui avait été élu chef de la croisade). Ils tinrent une assemblée à Soissons pour savoir ce qu’ils pourraient faire. Geoffroi, le maréchal, — c’est Villehardouin lui-même, — leur adressa la parole et dit l’offre faite au duc de Bourgogne et au comte de Bar, et comment ils avaient refusé : — Seigneurs, fit-il ensuite, écoutez. Je vous conseillerais une chose si vous y consentez. Le marquis de Montferrat est bien prud’homme, et un des plus prisés qui aujourd’hui vive. Si vous lui mandiez qu’il vînt ici et prît le signe de la croix, et qu’il se mît au lieu du comte de Champagne et que vous lui donnassiez le commandement de l’armée, bien vite il le prendrait. — Il y eut assez de paroles dites en avant et en arrière ; mais la fin de ces paroles fut telle que tous s’accordèrent, les grands et les petits, et les lettres furent écrites, et il vint, au jour qu’ils lui avaient fixé, par la Champagne et l’Ile-de-France, où il fut bien honoré, et aussi par le roi de France, dont il était cousin. »

Comment comprendre que Villehardouin ait proposé pour chef de la croisade, et que les barons français aient accepté, sans des raisons importantes qu’on ne nous dit pas, un prince étranger, que ses inclinations et ses liens de parenté semblaient rattacher aux opinions gibelines ? D’autres textes nous l’expliquent. Villehardouin avait été le porte-parole de Philippe Auguste, qui, dans un moment d’irritation contre Innocent III, avait accepté de Philippe de Souabe ce candidat, moins redoutable peut-être au pouvoir royal que les barons du royaume. A Thibaut de Champagne, mort le 24 mai 1201, Boniface de Montferrat succédait, comme chef de la croisade, le 1er août de la même année. Dès novembre, il courait en Allemagne, où il allait retrouver l’excommunié Philippe, et c’était là probablement que se tramait l’intrigue qui allait, en concourant avec les secrets desseins de Venise, faire servir l’armée des croisés à la ruine de l’empire grec. Villehardouin ne s’en

  1. J’emprunte la traduction en langage moderne, donnée par M. de Wailly, dans sa remarquable édition de Villehardouin (Didot, 1874), qu’accompagnent de précieux Eclaircissemens et de très utiles représentations archéologiques. M. de Wailly ne croit pas à la perfidie de Venise; il ne s’explique pas sur le rôle des Allemands.