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brillante narration de Villehardouin. Il nous en coûtera, cela est sûr, si nous devons abandonner quelque chose de la confiance absolue qu’inspirerait volontiers le charme de notre vieux chroniqueur. L’air qui circule à travers ses pages est si vif et si frais, le soleil d’Orient qui les éclaire est si resplendissant et la mer lui est si belle, Constantinople offre à ses yeux tant de merveilles, nos barons français et lui-même trouvent dans la Romanie de si brillantes récompenses: couronne impériale, royautés, principautés et duchés; tout, à l’en croire, est si facile à leur prudence et à leur valeur, ils rencontrent des négociateurs si bienveillans et des adversaires si peu redoutables, cette verve de succès anime si heureusement le style du narrateur et lui communique une telle fermeté alerte, précise, émue, enjouée, qu’on voudrait faire voile avec lui sans scrupule et ne pas avoir à distinguer l’écrivain de l’historien ! Il ne faut pas, cependant, lui attribuer plus de naïveté que de raison. Qu’on se rappelle le commencement de son récit. Il est un des six commissaires chargés d’aller conclure un marché avec Venise pour le transport des croisés. Il nous raconte lui-même les entretiens avec le doge; il nous rapporte les conditions d’argent stipulées par Dandolo; elles sont dures : au chiffre rond qu’elle exige pour le passage et l’approvisionnement de l’armée latine pendant neuf mois, la république ajoute que cinquante galères vénitiennes seconderont les opérations de l’armée et qu’il y aura partage égal du butin et des conquêtes. Quelques jours plus tard a lieu cette curieuse scène dans Saint-Marc, où le doge a convoqué le peuple, non sans l’avoir préparé. Après que l’assemblée a entendu la messe du Saint-Esprit, afin d’invoquer un bon conseil d’en haut, les commissaires s’avancent; Villehardouin expose en leur nom sa demande; et puis ils s’agenouillent, « pleurant beaucoup. » A quoi toute l’assemblée répond « en pleurant de pitié, » — y compris le doge, — et s’écrie tout d’une voix, tendant les mains vers le ciel : « Nous l’octroyons! nous l’octroyons! »

Qu’on tienne compte autant qu’on le voudra des sentimens d’alors, quelque peu différens des nôtres ; qu’on fasse la part de l’enthousiasme et des émotions faites pour une cause religieuse si puissante en effet, et d’habitudes d’esprit qui devaient passer dans le style, il n’en restera pas moins que l’allure de ce récit nous étonne. Sachant l’auteur homme d’esprit, nous sommes mis en éveil et tentés de chercher les motifs de son apparente candeur. Ne serait-ce pas qu’il a écrit ou dicté, comme il dit, sa chronique plusieurs années après les événemens (il l’achève au plus tôt en 1207), à une époque où la même expédition dont il a été presque un des chefs, et aux profits de laquelle il a pris une large part, était l’objet de récriminations qu’il souhaitait d’effacer? Eh bien! oui, on avait subi de rigoureuses conditions, et le doge avait