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solennelle, le 1er mars 1201[1]; était-ce seulement pour mériter le pardon qu’il se croisait? Il est clair que le succès entier d’une croisade eût été pour le saint-siège et les guelfes un immense accroissement de pouvoir; le chef gibelin devait à tout prix essayer d’y faire échec. Quel coup de partie s’il pouvait retourner l’arme de la croisade contre le pape lui-même en la faisant servir à la ruine de cet empire grec duquel, au contraire, le pontife attendait un réel concours! Quel double profit si, comme avait déjà fait Venise, on employait les forces réunies par l’influence de Rome à châtier un autre adversaire détesté! — Une haine doublée de mépris animait réciproquement les Allemands et les Grecs. Quoi de commun, en effet, entre la finesse byzantine et la grossièreté tudesque, entre les directs héritiers de la civilisation antique et ceux des hordes barbares qui en avaient été les plus redoutables ennemis ? Les uns et les autres, successeurs de Constantin ou de Charlemagne, se donnaient pour les vrais représentans de la dignité impériale; chaque parti pouvait espérer que Rome serait avec lui contre ses concurrens, bien qu’en réalité Rome trouvât ici des adversaires religieux et là des adversaires temporels. De même que les empereurs Comnènes avaient fait revivre leurs revendications sur plusieurs parties de l’Italie, les princes Hohenstaufen, à leur tour, ne laissaient pas tomber dans l’oubli leurs prétentions à la domination universelle, à la souveraineté impériale s’exerçant à la fois en Occident et en Orient. Henri VI, le fils de Frédéric Barberousse, maître à la fois de la couronne des Césars et de la royauté sur l’Italie méridionale, suzerain incontesté de Chypre et de l’Arménie, avait imposé au faible empereur Alexis III un énorme tribut, la taxe allemanique, et failli ceindre le double diadème que lui promettaient d’antiques prophéties. Ce fut de cette âpre ambition que Philippe de Souabe, son frère, se fît l’héritier. Époux d’Irène, fille d’Alexis, il s’érigea en prétendant et masqua ses espérances derrière celles de Boniface de Montferrat, allié aussi à la famille impériale et ami des gibelins, qu’il fit accepter de Philippe Auguste comme chef de la croisade. Les Gesta d’Innocent III, texte d’une grande autorité, nous disent qu’il y eut entre Boniface et Philippe un véritable traité pour arriver à entraîner l’armée de la croisade dans les affaires de Constantinople, et le chroniqueur contemporain Günther atteste que Philippe, s’employant à ce projet avec une vive ardeur, y contraignit impérieusement les croisés allemands, sur lesquels il avait autorité, mais supplia avec instance les Flamands, les Français et même les Vénitiens. Villehardouin déclare

  1. V. Éd. Winkelmann, Philipp von Schwaben und Otto IV von Braunschweig, Leipzig, 1878.