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périls qui, en se réunissant, devaient les écraser. Tel était le plan qu’Innocent III voulait suivre, et en vue duquel il souhaitait fort la fin du schisme et la réunion des deux églises. Ayant à se plaindre des mauvais procédés de la faible cour de Byzance, il se montrait patient et doux pour obtenir le concours qui eût pu mener à bonne fin le grand projet et changer les destinées de l’Europe. On a les preuves de ses prévoyans calculs : il avait reçu du patriarche de Jérusalem un rapport complet sur les forces des infidèles; il s’était fait envoyer par le patriarche melchite d’Alexandrie des informations précises. L’inondation du Nil venait de manquer plusieurs années de suite, et le pays était ravagé par une disette cruelle. Les circonstances étaient donc absolument favorables.

La prédication devient active dès le commencement de l’année 1201. Un contrat avec Venise, qui seule possède une marine assez considérable, stipule en avril, pour l’armée des croisés, les conditions du passage. Thibaut, comte de Champagne, est élu chef de la croisade, sous l’autorité suprême du pape ou de son légat. Le plan conçu par le pontife est publié et consigné dans les premiers actes; les chefs et le commun de l’armée sont réunis à Venise pour l’embarquement... Comment se fait-il que l’expédition soit subitement détournée de la marche annoncée vers l’Egypte, et qu’au lieu d’être tout au moins dirigée vers la terre-sainte, elle aille combattre des princes chrétiens, le roi de Hongrie d’abord, qui était du nombre des croisés, et ensuite ce même empire grec, sur la coopération duquel, au contraire, le pontife avait cru pouvoir compter?

Michaud s’en tire à très bon compte. C’est, dit-il, que « la fortune se jouait également des décisions du pape et de celles des princes. » D’autres parlent aussi de circonstances imprévues, fortuites, de celles qui viennent de jouer la prudence humaine. Voilà qui est fort bien, si toutefois des causes plus effectives ne peuvent pas être signalées.

Ne faut-il pas distinguer ici diverses influences qui s’exercent en dehors de l’autorité pontificale? — La première est celle de Venise. Le pape eût certes mieux aimé qu’on traitât avec les Pisans ou les Génois pour toutes les nécessités de convoi, de ravitaillement, de secours imprévu, de retour assuré. Il savait bien que Venise placerait son intérêt mercantile au-dessus de tout. Venise, comme l’ancienne Carthage, avait subi le vertige de la richesse commerciale : elle s’était enivrée des parfums et de l’or de l’Orient. Il est vrai qu’elle avait grandi dans cette voie jusqu’à une hauteur incomparable. dans un temps où les peuples ne connaissaient entre eux que la conquête et la guerre, elle avait compris et fait comprendre,