Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 60.djvu/630

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
III.

Mais c’est surtout au sujet de la quatrième croisade que M. Riant a fait preuve de forte critique et de science pénétrante. Son mémoire intitulé : Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat, examen des causes qui modifièrent, au détriment de l’empire grec, le plan primitif de la quatrième croisade (Palmé, 1875), n’est pas seulement une œuvre d’érudit, c’est aussi une œuvre d’historien. Il ne sera plus possible de présenter un récit de cette expédition sans adopter ou réfuter les explications qu’il en donne, et l’histoire, sur ce point encore, sortira de l’indécision et du vague.

Innocent III occupait la chaire pontificale. Plaçant au-dessus des intérêts secondaires l’intérêt chrétien, sa constante pensée avait pour but suprême la lutte contre l’islamisme, la délivrance de la terre-sainte. Éclairé par sa ferme volonté d’accomplir ce qu’il considérait comme un des premiers devoirs du saint-siège, il avait adopté pour la nouvelle expédition le meilleur plan politique et militaire, qui consistait à diriger l’expédition d’abord contre l’Egypte. Il n’a échappé à nul esprit sensé, réfléchissant aux conditions des rapports entre l’Occident et l’Orient, rapports de guerre ou de commerce, de rivalité religieuse ou d’influence civilisatrice, que l’Egypte en est le nœud et la clé. C’est un lieu-commun, c’est le commencement de toute science, que qui est maître de l’Egypte tient en sa main les côtes de la Syrie, le bassin de la Méditerranée, les communications avec l’Inde. Alexandre, César, Bonaparte, — et les hommes d’état de l’Angleterre, — ont bien calculé de quelle valeur peuvent être les coups subits ou les longs efforts de ce côté. Il a fallu les indignes faiblesses de notre temps pour que la France, en une heure de dissension mesquine, se dessaisit d’une position rendue par elle-même plus forte et plus enviable que jamais, pour qu’en cette heure néfaste tut détruit le long travail d’une tradition de sagesse et d’intelligence prévoyante. De Godefroy de Bouillon à Leibniz, tous ceux qui ont eu mission de préparer la lutte contre l’islam ont compris plus ou moins nettement l’importance de l’Egypte. C’était évidemment là, au temps des croisades, qu’il fallait porter les coups. On brisait ainsi la ligne trop étendue de la puissance musulmane; on la forçait de ramener, en les resserrant sur ce point, ses deux tronçons, dont les extrémités menaçaient la Palestine et l’Espagne. Si, outre cela, quelque entente s’établissait avec l’empire grec, les oppresseurs de la terre-sainte se trouvaient entre deux