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en route, prêchant partout la croisade au nom du pontife. Le pape convoque bientôt un concile à Plaisance; il y vient plus de deux cents évêques, quatre mille clercs, trente mille laïques. L’assemblée se tient dans une grande plaine, et on y entend la lecture de la lettre par laquelle Alexis Comnène, l’empereur d’Orient, demande, lui aussi, des secours contre les Turcs. Un second concile est convoqué à Clermont, etc.

Il y a, dans ce seul récit, aux yeux de la critique moderne, jusqu’à trois ou quatre assertions auxquelles manque l’authenticité nécessaire. En premier lieu, Pierre l’Ermite avait-il fait le pèlerinage de la terre-sainte? On n’a là-dessus, à vrai dire, que ces seules paroles d’Anne Comnène, qui paraîtront bien obscures et peu concluantes : « Pierre était parti, dit-elle, pour aller adorer le saint-sépulcre; il avait beaucoup souffert, et finalement il avait manqué son but. » Il est vrai que des textes ultérieurs donnent à ce propos des informations bien plus amples. Ici, non-seulement Pierre visite Jérusalem, mais encore, s’étant endormi dans une des églises de la ville sainte, il voit apparaître le Christ, qui lui ordonne de se rendre aux pieds du pape afin de provoquer la délivrance de la Palestine. Un autre récit raconte qu’il reçoit, — conséquence de la vision, — un message que le patriarche lui confie sous le sceau de la sainte croix. Suivant une troisième version, ce témoignage est écrit : c’est une lettre. Un groupe de chroniqueurs, sans rien dire d’un pèlerinage de Pierre, le montre colportant, en 1095, une lettre céleste, comme ils disent, et cette lettre contient la même injonction que le Christ apparu lui a exprimée. Plus tard enfin, la vision disparaît, et la lettre reste. — N’a-t-on pas ici la marche évidente d’une légende en formation? Le voyage de Pierre à Jérusalem ne présente aucun caractère authentique. Sa vision vaut toutes celles dont fourmillent les récits de la première croisade. Il y a des preuves que, pour la lettre du patriarche, au lieu d’un original sincère, qui a pu exister, nous n’avons plus qu’une simple composition de rhétorique. Rien n’assure que le concile de Plaisance ait été convoqué pour la prédication de la croisade, ni qu’il en soit devenu l’occasion. Enfin, quant à la lettre d’Alexis Comnène, c’est précisément celle dont nous avons dit que M. Riant, après en avoir fait une étude approfondie, en a démontré la non-authenticité[1].

  1. Voir le premier volume des Lettres historiques des croisades. Voir le curieux volume de M. Hagenmeier : le Vrai et le Faux sur Pierre l’Ermite, dont la traduction, par M. F. Raynaud, vient de paraître à la librairie bibliographique.