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honneur à Grégoire VII d’un projet formel de croisade : Urbain II, à les entendre, a seulement continué l’impulsion qu’il avait donnée. Il est vrai qu’en 1010 le calife Hakem, par une sorte d’accès de folie furieuse, avait fait détruire le saint sépulcre; l’émotion avait été profonde en Europe. Mais on l’avait reconstruit une trentaine d’années après; la Syrie était devenue le théâtre de guerres incessantes entre les infidèles ; les chrétiens restaient neutres et recueillaient de ce désordre une tranquillité relative. Le moment ne semblait donc pas encore venu d’une croisade inévitable. Grégoire VII était d’ailleurs fort occupé par la querelle des investitures. Les préoccupations orientales que peut trahir sa correspondance sont dirigées vers l’empire grec, menacé par les progrès des Turcs en Asie-Mineure, et où le grand schisme se consommait précisément alors. Tout au plus Grégoire VII a-t-il pu concevoir un projet éphémère d’intervention en Asie-Mineure; il n’aurait pas songé à délivrer les lieux saints quand il n’y avait sur eux nulle interdiction oppressive. Il n’a pas été en ce sens le prédécesseur d’Urbain II, que de nouvelles et graves circonstances survenues en Orient et en Occident ont conduit le premier au grand projet de la véritable croisade.

Décidément vainqueurs dans les dernières années du XIe siècle, les Turcs établissent leur tyrannie sur Jérusalem. En 1084, ils achèvent par la prise d’Antioche, seconde capitale religieuse de l’Orient chrétien, la conquête de la Syrie. Alors commence une série de cruautés dont les échos font frémir l’Europe. Presque en même temps, la fanatique tribu des Almoravides soumet Fez et le Maroc et franchit le détroit. Presque aussi redoutables à l’Espagne arabe qu’à l’Espagne chrétienne, ils sont vainqueurs le 23 octobre 1087 à la journée de Zalacca, qui marque le point culminant du péril occidental. Deux princes français, Henri de Bourgogne et son fils Alphonse, viennent arrêter ces barbares, et c’est l’origine du royaume de Portugal, en 1094. Mais, de son côté, le saint-siège projette enfin une grande expédition qui, en secourant la terre-sainte, opérera une puissante diversion au profit de l’Occident. Tout le monde connaît le récit traditionnel des premiers épisodes par lesquels s’ouvre la première croisade. Michaud raconte qu’un ermite des environs d’Amiens, qui s’appelait Pierre comme le premier apôtre, avait été le témoin, en Orient, des souffrances infligées aux chrétiens de la Palestine. Pierre apporte ou transmet au pape Urbain II, une lettre officielle de Siméon, le patriarche grec de Jérusalem, invoquant du saint-siège et des princes de l’Europe une intervention active. « Va donc, lui dit Urbain, prêche la guerre sainte en Italie, en Allemagne, en France; parle en mon nom, prépare les voies à ma parole. » Et Pierre l’Ermite se met