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apparaissant à toutes les imaginations, suivant la lettre de Silvestre II, comme la porte du ciel, et la Jérusalem terrestre comme le seul lieu où il fût méritant et profitable d’attendre la prochaine apparition de la Jérusalem céleste? Comment ne pas croire à la puissance, à l’authenticité de ces paroles quand on nous racontait, à la suite de Michaud, qu’elles étaient prononcées par le pontife à son retour de la terre sainte, où, pèlerin lui-même, il avait été le témoin oculaire ou même la victime des persécutions qu’il dénonçait? Michaud ajoute, sur la foi de dom Rivet, que les supplications du pape trouvèrent de puissans échos, et qu’une vraie croisade armée, provoquée par la célèbre circulaire, fut dirigée avec succès vers la Palestine. Cependant voici que les nouveaux historiens des croisades demandent si l’état politique de la terre-sainte, vers l’an mille, sous la domination arabe, était vraiment si inquiétant. On dirait, à lire les manuels, que depuis la conquête arabe sous Omar, en 635, jusqu’à la première croisade authentique (1095), c’est à-dire durant quatre siècles et demi, la condition des chrétiens d’Orient fut ce long martyre dont les échos accumulés auraient soulevé l’Europe. Rien n’est plus faux. Les fondations de Charlemagne en terre-sainte, entretenues d’abord par ses successeurs immédiats, puis par Alfred le Grand, devaient être imitées par les rois de Hongrie, par les marchands d’Amalfi et par d’autres encore. Les pèlerinages y étaient devenus toujours plus fréquens et, pendant une longue période, n’avaient donné lieu à aucune plainte. La domination grecque s’était rétablie récemment, vers 975 : ce n’était pas elle qui devait passer pour oppressive et cruelle. Les califes fatimites avaient repris, il est vrai, les lieux saints ; mais, après quelques troubles, la tranquillité était revenue, et nous voyons, en 995, le patriarche Oreste envoyer paisiblement une ambassade à Rome, non pour demander du secours, mais pour traiter des questions de rite ou de discipline. Le seul fondement de l’opinion erronée suivant laquelle Silvestre II aurait fait un pèlerinage en terre-sainte, de manière à être témoin des souffrances des chrétiens, pourrait bien être cet autre récit non moins légendaire d’une prédiction de son esprit familier, qu’il ne mourrait qu’après avoir célébré la messe à Jérusalem. La prédiction se trouva vérifiée par un voyage qu’il fit à Rome : il célébra la messe dans la basilique Sessorienue (Sainte-Croix), qui, sans qu’il l’eût appris, portait le surnom de Jérusalem. Silvestre II n’avait d’ailleurs qu’un pouvoir contesté; il eût eu besoin lui-même de secours effectifs plutôt qu’il n’en eût porté si loin aux autres. C’était un vieillard infirme, peu disposé aux aventures héroïques. Sa prétendue circulaire, dont l’étude intrinsèque confirme ces raisons générales, doit être classée dans la longue série des Excitatoria.

Michaud, et tous ceux qui l’ont pris pour guide, font de même