Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 60.djvu/611

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sont assez riches pour devenir locataires. C’est une expropriation pour cause d’amusement privé.

Nous nous accommoderions peu en France d’une semblable législation, nous qui attachons tant d’importance au droit abstrait que trop souvent nous sacrifions la chose pour le mot et la proie pour l’ombre. Il nous répugnerait de voir des étrangers pénétrer chez nous et jouir sous nos yeux d’un plaisir ou d’un profit dont nous serions nous-mêmes privés. Ce n’est donc pas la solution allemande qui peut nous convenir et nous devons chercher remède à la dépopulation des rivières en restant dans les limites de la loi qui nous régit et qui reconnaît : à l’état, la propriété des cours d’eau flottables et navigables, et aux riverains celle des autres. Pour ce qui est des premiers, ils sont avant tout, ainsi que nous l’avons dit, des voies de navigation, et la pêche ne peut y être considérée que comme une chose accessoire. Quelle que puisse être, au point de vue de la production du poisson, l’utilité des herbes aquatiques ou des courans plus ou moins rapides, il n’en faudra pas moins faucher et canaliser les rivières lorsque la navigabilité l’exigera; mais une fois qu’il a donné satisfaction à cet intérêt majeur, et dans les limites où cet intérêt le permet, l’état doit prendre les mesures nécessaires pour protéger le poisson et pour favoriser les associations entre pêcheurs. Nos habitudes centralisatrices et notre législation administrative ne nous permettraient pas de créer en France, comme en Angleterre, des conseils de districts ayant la direction et la surveillance de la pêche ; mais elles ne s’opposent pas à la création de sociétés pour l’exploitation rationnelle des eaux des divers bassins[1].

Pour ce qui est des propriétaires des cours d’eau supérieurs, non-seulement on ne peut les dépouiller de leur droit, mais il faut au contraire les mettre à même de l’exercer d’une manière fructueuse et ne pas leur retirer en fait ce qu’on leur accorde en principe. Aux termes de la loi, il leur est interdit de barrer le cours de l’eau de façon à empêcher la circulation des poissons. Si cette faculté leur était laissée, ils seraient intéressés à en avoir et pourraient, soit isolément, soit en s’associant, exercer une surveillance efficace et se livrer aux procédés de pisciculture qu’ils jugeraient les plus avantageux. Pour les poissons sédentaires, cette appropriation partielle des cours d’eau ne présente aucun inconvénient; quant aux poissons

  1. M. Chabot-Karlen, dont l’ardeur piscicole ne le cède en rien à celle qui jadis animait M. Coste, fait à ce sujet une active propagande et a déjà réussi à former dans plusieurs départemens des associations entre propriétaires pour la protection du poisson.