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à vivre sur le territoire national et devaient-elles s’expatrier afin de se procurer une existence qui leur convînt. Assurément le droit d’aînesse n’est pas sur le point de renaître en France; il y a même fort peu de chances pour que la liberté testamentaire des pères de famille, réclamée par certains publicistes, y soit jamais admise. Néanmoins tout fait supposer que notre pays ne suffira plus bientôt aux ambitions multiples qui vont s’y développer. L’essor extraordinaire donné à l’enseignement public éveillera jusque dans les derniers villages des idées, des aspirations, des sentimens qui ne trouveront pas à s’y satisfaire. Les milliers d’enfans qui entrent aujourd’hui dans nos écoles n’en sortiront pas tous convaincus que ce qu’il y a de mieux à faire est de rester chez soi, d’imiter ses pères, de vivre comme ils ont vécu. Eux aussi auront vu leur horizon intellectuel s’élargir; ils auront entendu parler de bien des choses que jusqu’ici on ne soupçonnait pas dans leur milieu social. Il est inévitable qu’un grand nombre d’entre eux, comme les cadets de famille d’autrefois, jugent leur fortune inférieure à leur éducation. Alors ou ils deviendront des mécontens, des déclassés, des révolutionnaires, ou ils iront chercher au loin l’emploi des facultés expansives que l’instruction aura éveillées en eux. C’est en se plaçant à ce point de vue qu’on ne saurait trop approuver l’usage, presque immodéré en apparence, qui se fait de la géographie dans notre enseignement public. Elle donne un but pratique aux instincts que l’ensemble de cet enseignement fait naître. Elle détourne vers les colonies les ambitions que l’instruction de la métropole éveille, mais que ses ressources ne sauraient satisfaire.

A la vérité, ces prévisions d’avenir paraissent au premier abord assez téméraires lorsqu’on songe à la lenteur avec laquelle notre population s’accroît. On a dit beaucoup, on dit toujours beaucoup que la France ne peut pas coloniser, parce qu’elle ne produit plus d’hommes en quantité suffisante. L’objection n’est pas sérieuse. D’abord la France a encore un accroissement annuel de population qui provient de l’excédent de cent mille âmes en moyenne des naissances sur les décès, et de l’immigration d’une quantité à peu près égale d’étrangers. Notre pays, en effet, exerce au dehors la plus vive attraction; chaque jour il voit affluer vers lui un grand nombre de personnes attirées par les bienfaits de son climat ou par les avantages de sa prospérité économique. Parmi ces personnes, beaucoup deviennent françaises, et à Dieu ne plaise que nous nous en plaignions ! Notre histoire prouve avec quelle facilité nous assimilons les étrangers, et quels services ils nous rendent dès qu’ils sont assimilés. Ainsi, sans s’appauvrir en aucune façon, la France pourrait disposer annuellement de quinze à vingt mille émigrans pour constituer au dehors des sociétés filles de la sienne.