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de hausse. Une sorte d’hallucination donne à croire que la richesse du pays comporte une capitalisation toujours croissante, que toute valeur passant de main en main y doit laisser une plus-value et, dès lors, l’échauffement du jeu, le vertige du chiffre s’infiltrent contagieusement dans toutes les veines du corps social. C’est à qui trouvera des capitaux à grouper et des papiers à émettre.

La Bourse devient une espèce de champ clos où des luttes furieuses s’engagent. Les opérations à terme, pour soulever ou déprimer les cours, atteignent des chiffres qui seraient irréalisables si l’on devait les monétiser. On crée une banque avec un faible capital, fourni quelquefois par les fondateurs, qui restent ainsi maîtres des impulsions. On donne au début des dividendes attrayans, et quand le public a mordu à l’appât, on gonfle peu à peu le capital nominal jusqu’à un chiffre énorme afin de pouvoir glisser dans la circulation des titres sans valeur réelle ; on suppose tous ces titres achetés par un syndicat et alors on remplace la concurrence normale au parquet par des ventes à prix surfaits sur le marché libre.

Pour tout dire, les faits qui ont motivé en ces derniers temps une condamnation éclatante, souscriptions fictives, absence de versemens réglementaires ou versemens d’espèces qui disparaissent bientôt pour être remplacés par des papiers sans valeur, dividendes non justifiés et bien d’autres fraudes encore, ne sont pas des inventions propres à la société condamnée : ce sont des pratiques assez communes, mais comment les réprimer? Les renseignemens les plus essentiels font défaut pour la plupart des sociétés; il n’est pas même toujours facile d’arriver à connaître les noms des administrateurs prétendument responsables.

Pour amorcer le public flottant, il fallait mettre la presse dans son jeu. On imagine donc une publicité spéciale qui se diversifie et prend des développemens extraordinaires, celle des journaux dits financiers. Chaque banque, chaque foyer de spéculation, veut avoir son organe. Les feuilles enrôlées dans « la campagne de hausse » préparent les émissions, font sonner les dividendes, les primes acquises, les bénéfices prévus[1]. Répandues à très bas prix, et souvent même lancées gratuitement, elles pénètrent dans les hôtels comme dans les plus modestes intérieurs, dans les villes lointaines et jusque dans les villages : elles y enseignent qu’on peut gagnez plus d’argent sans travail en achetant des papiers qu’en fouillant la terre à grand’peine.

Un intelligent collectionneur possède un monceau de ces journaux

  1. On a publié et distribué gratis des journaux et de petits livres, fondés sur ce principe de la hausse illimitée, et indiquant les moyens d’augmenter son revenu en exploitant cette prétendue loi nouvelle.