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Boisgommeux interrompt encore : « Oui, malheureusement, c’est un rêve. — Eh bien ! ce rêve va devenir une réalité. — Pas possible ! — Jamais je ne partirai d’ici, jamais, jamais ! — Vous badinez ? — Pas le moins du monde ; qu’est-ce que vous en dites ? » D’étonné il devient grave : « C’est un nouveau point de vue, voilà ce que j’en dis ; c’est un nouveau point de vue. »

Devinez-vous derrière ce personnage l’ironie de l’auteur, qui le juge en le faisant parler ? Ainsi, par grâce singulière, il n’est n’odieux à l’improviste ni mal à propos ridicule, mais quasi naïf et subtilement comique. Ce compromis, que l’écrivain glisse en douceur et que le public admet facilement, sauve le scabreux de la pif-ce ; la scène capitale, sur ce pivot d’une pointe si fine, tourne le plus joliment du monde.

La marquise est une étourdie, mais une petite femme qui n’a pas plus de vice que de solide vertu. Au premier acte, elle a raconté comment, à la porte du logis clandestin, sur le point de tirer le cordon de sonnette bleu de ciel, — couleur de ses rêves ! — elle a revu en un clin d’œil toute sa vie passée, « son enfance heureuse et libre dans les grandes allées du parc, son couvent, son entrée dans le monde, ses premiers triomphes de jeune fille… Tant d’espérances ! tant d’aspirations ! Tout cela pour arriver à quoi ? À se trouver au troisième étage d’une maison obscure !.. » Ce qui a choqué l’instinct de la petite marquise et averti sa conscience, c’est la vulgarité de la faute et de ses conditions matérielles plutôt que sa laideur morale. La maison obscure était située rue Saint-Hyacinthe-Saint-Honoré ; pour y venir, il avait fallu prendre trois fiacres ; dans l’escalier, un marmiton portait un vol-au-vent sur sa tête ; il a demandé : « C’est-y pas ici Mme Margotin ? » La petite marquise s’est enfuie, mieux éclairée sur les vilenies de l’adultère que cette autre Parisienne dont il est parla dans Froufrou, qui s’était laissé surprendre par son mari entre les quatre murs d’une chambre meublée de la rue du Petit-Hurleur, et quels murs ! Garnis d’un papier où l’on voyait deux ou trois cents Poniatowski pareils sauter à cheval dans l’Elster ! La petite marquise, comme Boisgommeux, est bien de son temps ; elle n’a pas cette passion qui éclaire les escaliers obscurs et change les papiers peints en tapisseries féeriques. D’autre part, elle n’est rien moins que perverse, et ne laisse pas que de vouloir vivre honnêtement, même dans l’adultère. À peine assise chez Boisgommeux, elle tire de son sac sa guipure pour travailler au coin du feu, et le dernier numéro de la Revue des Deux Mondes « Vous me la lirez ? dit-elle à Max. — Toute la vie ! — Oui, toute la vie !.. Ah ! je peux bien le dire maintenant… Jamais, s’il avait fallu être à la fois à mon mari et à vous, jamais je n’aurais consenti… » Elle se cache pudiquement la tête dans la poitrine du vicomte, et balbutie en rougissant : « Je n’aurais pas pu !.. »

Rappelons, à ce propos, qu’au premier acte, quand la marquise a dit à Max : « Singulier amour qui consentirait à partager avec un mari !.. »