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Ainsi Lucrèce n’est pas sans lourdeur dans les parties de son poème où il argumente et expose philosophiquement la théorie atomiste, mais il prend son essor dès que, laissant derrière lui l’enseignement, il s’abandonne à la contemplation des grands mouvemens élémentaires et de la vaste vie qui pénètre l’ensemble des choses. » Si Virgile, lui, a pu être aisément didactique sans dommage pour la poésie, c’est qu’il s’agissait des champs et d’un art plus familier que la science philosophique : l’art de la culture.

En résumé, la science, pour inspirer l’art, doit passer du domaine de la pensée abstraite dans celui de l’imagination et du sentiment : à ce prix seulement elle sera devenue poétique et, comme dirait Schiller, « musicale. » La poésie, en effet, comme le croient les esthéticiens allemands, a de nombreuses analogies avec la musique, cette poésie des sons; or nous avons vu que la musique, de plus en plus-savante et complexe, cherche à mettre le monde entier dans ses symphonies : la voix humaine ne nous suffirait plus aujourd’hui si nous l’entendions isolée, à part de ce frémissement des choses qu’essaie de nous représenter l’orchestre. Ainsi en sera-t-il un jour pour la grande poésie, où ne pourront plus suffire les broderies mélodiques semblables aux « airs à roulades » de la vieille musique italienne; on réclamera une harmonie plus ample, et le poète, s’inspirant de la science, qui est au fond la recherche de l’harmonie universelle, s’efforcera d’entendre et de traduire toutes choses à sa manière, sous forme d’accords. Rien n’y restera simple tt pauvre, isolé, abstrait artificiellement du reste du monde. Selon un de nos savans contemporains, si nous avions une oreille infiniment délicate, nous pourrions, dans une forêt en apparence silencieuse, saisir les pas innombrables des insectes, le balancement des brins d’herbe, la palpitation des feuilles, la vibration des rayons, le murmure continu de la sève montant et descendant dans les grands arbres : ce bruissement de la vie en toutes choses, cette montée de la sève universelle, c’est la philosophie et la science qui peuvent, par instans, les faire deviner à notre oreille encore grossière, c’est grâce à elles que nous saisissons les richesses harmoniques éparses dans le monde et que le poète condense dans son chant; sans elles nous ne pourrions entrevoir le véritable univers, deviner le sens de la grande symphonie, avec toutes ses dissonances jamais résolues, où le poète retrouve encore, amplifiée à l’infini, l’accent d’une voix humaine.

Il y a, semble-t-il, trois périodes distinctes dans le développement de la poésie. Nous avons vu qu’à son origine, la poésie ne faisait qu’un avec la science même et avec la philosophie de la nature. Que sont le Rig-Véda, le Bagavad-Gità, la Bible, sinon de