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l’amène, en effet, ce progrès, c’est la difficulté croissante pour la sensibilité d’éprouver du plaisir là où l’intelligence n’est pas satisfaite : nous avons besoin de penser pour jouir pleinement. L’homme intelligent en vient donc à dédaigner les jouissances trop grossières et trop animales, par exemple l’amour purement physique, non enveloppé et voilé sous la foule des idées morales, religieuses ou philosophiques. Les plaisirs plus intellectuels acquièrent au contraire une valeur croissante. Ainsi, à mesure que le domaine de l’intelligence s’agrandit, des espèces nouvelles de plaisir ou de peine sont créées: le poète leur donne une forme. De même qu’à l’origine l’intelligence semble être sortie du pouvoir de sentir, de même, par une évolution en sens inverse, une sensibilité plus exquise sort de l’intelligence même : dans chacun de nos sentimens se retrouve notre être tout entier, si complexe aujourd’hui, et qui essaie de rendre sa pensée égale au monde ; dans chacun de nos mouvemens nous sentons passer un peu de l’agitation éternelle des choses, et dans une de nos sensations, quand nous prêtons l’oreille, nous entendons la nature entière résonner, comme nous croyons deviner tout le murmure de l’océan lointain dans une des coquilles trouvées sur sa grève.


V.

Nous avons vu que l’art tend aujourd’hui à s’inspirer de la science, des lois de la nature qu’elle découvre, des grandes doctrines morales, sociales, métaphysiques qui ont renouvelé le fonds des idées en notre siècle. L’union de l’esprit scientifique et philosophique s’est déjà manifestée dans l’auteur de Faust et dans Schiller (dont les poésies philosophiques, selon Lange, ont une grande profondeur). Le problème métaphysique du mal n’a été posé nulle part avec plus de force que dans le Cain de Byron, — son chef-d’œuvre peut-être en même temps que son œuvre la plus philosophique. Les vers qui ont illustré Léopardi sont des vers philosophiques. Les plus puissantes visions de la Légende des siècles et des Contemplations, où se trouve mêlé, comme dit Victor Hugo lui-même, Ezéchiel à Spinoza, ont toujours un sens moral, social ou métaphysique, d’où elles ne tirent pas leur moindre valeur. Mais il y a ici des écueils de diverses sortes auxquels les écrivains de la génération présente nous paraissent souvent se heurter; il importe donc de déterminer dans quelles limites et par quelle méthode l’art peut ainsi s’inspirer de la science ou de la philosophie.

Une première méthode que nous trouvons parmi les artistes contemporains, c’est celle de nos « naturalistes. » Ceux-ci affichent la prétention de chercher comme la science la « vérité exacte, » au