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hideuse réalité, » ni nous satisfaire jamais avec elle : « Dieu parle, il faut qu’on lui réponde; » la vérité nous adresse ainsi un grand appel, destiné à n’être jamais ni complètement entendu ni tout à fait trahi. Le seul moyen par lequel nous puissions nous arracher un moment à ce monde, la seule attestation suprême de l’au-delà, c’est encore la douleur et les larmes; pleurer, n’est-ce pas sentir sa misère et ainsi s’élever au-dessus d’elle? De là cette glorification raisonnée de la souffrance, qui revient si souvent dans Musset et qui eût fort étonné un ancien : « Rien ne nous rend si grand qu’une grande douleur » (Nuit de mai) ; « Le seul bien qui me reste au monde Est d’avoir quelquefois pleuré » (Tristesse). La profondeur de l’amour, pour Musset, se mesure à la douleur même que l’amour produit et laisse en nous : aimer, c’est souffrir ; mais souffrir, c’est savoir. — Chez Victor Hugo, le sentiment de l’amour, trop souvent factice, n’atteint aussi toute sa force qu’à condition de prendre, pour ainsi dire, une teinte philosophique. Comme exemple d’un sentiment profond d’amour mêlé au vertige de l’immensité, nous citerons une petite pièce sans titre du Ve livre des Contemplations : « J’ai cueilli cette fleur pour toi, ma bien-aimée. » la fleur dont il s’agit, pâle et sans autre senteur que celle des « glauques goémons, » croissait aux fentes d’un rocher, sur la crête d’une falaise, au-dessus de l’immense abîme où disparaissent le « nuage et les voiles. » — « J’ai cueilli cette fleur pour toi, ma bien-aimée, » reprend le poète, et sa pensée, se tournant vers celle qu’il aime pour revenir encore une fois vers les flots assombris, hésitante entre les deux infinis de l’amour et de l’océan, reste pour ainsi dire suspendue, comme la fleur même, au-dessus de l’immensité qui attire ; tout son amour finit par se foudre en une grande tristesse, tandis que le soleil disparaît lentement et que le gouffre noir semble « entrer dans son âme » avec les frissons de la nuit.

M. Sully-Prudhomme, ce poète malheureusement inégal, développe lui aussi dans ses plus belles pièces, comme les Chaînes, une conception, originale du sentiment de l’amour et, par cela, même, il y introduit une poésie nouvelle. Il voit à peine, dans l’amour cette vive ardeur de la passion que les anciens y voyaient seule; tandis