Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 60.djvu/384

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

transforme de nouveau : il acquiert une résonance profonde et douloureuse qu’il n’avait peut-être jamais eue à aucune époque de l’histoire : ce n’est plus, ainsi que chez Sapho ou dans le Cantique des cantiques, un sentiment tout instinctif, naïf et borné comme ce qui est purement naturel. La passion moderne, pleine du moderne « tourment de l’infini, » déborde en idées philosophiques et métaphysiques : c’est ce qui en fait l’originalité et la valeur, au point de vue même de l’art. « L’immense espérance » dont parlent nos poètes est, après tout, un espoir métaphysique; Alfred de Musset mêle à tous ses amours cette soif d’idéal que ne peuvent éteindre les « mamelles d’airain de la réalité; » il va jusqu’à la prêter à son don Juan idéalisé ; il compare le désir cloué sur terre et aspirant toujours en haut à un aigle blessé qui meurt dans la poussière, « l’aile ouverte et les yeux fixés sur le soleil » (Namouna). La conséquence, chez Musset, de cette recherche inquiète de l’au-delà, c’est que sa croyance en la réalité de ce monde s’affaiblit: « Ce monde est un grand rêve, » une « fiction, » derrière laquelle on n’entrevoit, rien qu’un « être immobile qui regarde mourir. » (Souvenir)[1]. Nous ne pouvons ni sortir pour toujours de « cette

  1. Dans des vers curieux de l’Idylle dialoguée se trouve exprimée la théorie hindoue de la Maïa universelle, reproduite par Schopenhauer :

    Non, quand leur âme immense entra dans la nature,
    Les dieux n’ont pas tout dit à la matière impure
    Qui reçut dans ses flancs leur forme et leur beauté.
    C’est une vision que la réalité.
    Non, des flacons brisés, quelques vaines paroles
    Qu’on prononce au hasard et qu’on croit échanger,
    Entre deux froids baisers quelques rires frivoles,
    Et d’un être inconnu le contact passager,
    Non, ce n’est pas l’amour, ce n’est pas même un rêve.

    RODOLPHE.

    Quand la réalité ne serait qu’une image,
    Et le contour léger des. choses d’ici-bas,
    Me préserve le ciel d’en savoir davantage !
    Le masque est si charmant que j’ai peur du visage,
    Et même en carnaval je n’y toucherais pas.

    ALBERT.

    Une larme en dit plus que tu n’en pourrais dire.

    On voit par ce dialogue comment deux formes opposées d’un même sentiment, l’amour, finissent, en se développant parallèlement, par engendrer deux conceptions différentes du monde et de la vie humaine, l’une matérialiste, l’autre idéaliste.