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modèle donné; la part de l’instinct et de la spontanéité serait bornée à l’exécution. Par malheur ou par bonheur, l’invention reste toujours dans l’art la chose essentielle. L’art se distingue de la science par un trait de première importance et qu’on a trop négligé de marquer : c’est qu’il a besoin de découvrir son objet même, le beau, au lieu d’avoir simplement à analyser, à décomposer cet objet par le raisonnement. De ce qu’une œuvre donnée est belle, par exemple une tragédie de Racine, on ne peut jamais conclure qu’une autre œuvre, construite d’après une méthode analogue, sera belle, par exemple une tragédie de Voltaire : la première œuvre, précisément parce qu’elle a réalisé certaines beautés, a permis d’en entrevoir d’autres par-delà; elle a changé les conditions mêmes de la beauté. L’art ne pourra donc jamais devenir une affaire de pure science, parce qu’il est une sorte de création et que savoir n’est pas créer. L’instinct du poète ne pourra jamais être remplacé par la raison, comme l’instinct des jeunes mathématiciens dont nous parlions tout à l’heure : ici les rôles de l’instinct et de la raison sont trop divers, ils ne sauraient s’échanger.

La science même ne peut se passer du génie. Il y a quelque chose d’instinctif et d’inconscient dans la marche de l’esprit toutes les fois que son objet n’est pas déterminé d’avance ; or la science, en sa partie la plus haute, ne vit, comme l’art même, que par la découverte incessante. C’est la même faculté qui fit deviner à Newton les lois des astres et à Shakspeare les lois psychologiques qui régissent le caractère d’un Hamlet ou d’un Othello. Comme le poète, le savant a besoin sans cesse de se mettre par la pensée à la place de la nature et, pour apprendre comment elle fait, de se représenter comment elle pourrait faire si on changeait les conditions de son action; l’art de l’un et de l’autre, c’est de placer les êtres de la nature dans des circonstances nouvelles, comme des personnages agissans, et ainsi, autant qu’il est possible, de renouveler la nature, de la créer une seconde fois. L’hypothèse est une sorte de roman sublime, c’est le poème du savant. Kepler, Pascal, Newton, comme le remarque M. Tyndall, avaient des tempéramens de poètes, presque de visionnaires. Faraday comparait ses intuitions de la vérité scientifique à des « illuminations intérieures, » à des sortes d’extases qui le soulevaient au-dessus de lui-même. Un jour, après de longues réflexions sur la force et la matière, il aperçut tout d’un coup, dans une vision poétique, le monde entier « traversé par des lignes de forces » dont le tremblement sans fin produit la lumière et la chaleur à travers « l’immensité. » Cette vision instinctive fut la première origine de sa théorie sur l’identité de la force et de la matière. La science, en face de l’inconnu, se comporte donc à beaucoup d’égards comme la poésie et réclame le même instinct créateur.