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construisant des édifices merveilleux dont ils ignorent encore l’usage futur ; au contraire, beaucoup de nos poètes contemporains ont « des rapports trop exacts avec un menuisier » qui ajuste de propos délibéré les pièces d’un meuble. Maintenant, cet instinct spontané, qui semble seul constituer le vrai génie, ne subira-t-il pas de graves altérations lorsque l’homme, sous l’influence de la science, sera devenu un être de plus en plus réfléchi? Que d’instincts ont ainsi disparu! Les hommes préhistoriques, selon M. Bagehot, devaient avoir des sentimens et des impulsions que les sauvages actuels n’ont pas ; certains restes d’instincts qui les aidaient dans la lutte pour l’existence se sont effacés à mesure que la raison est venue. Des faits journaliers nous montrent encore cette influence destructive de la raison sur l’instinct. On connaît ces curieux enfans mathématiciens, ces prodiges en arithmétique qui, par une faculté innée, jouent de mémoire avec les sommes les plus effrayantes; eh bien ! ils perdent toujours quelque chose de cette faculté, et même ils la perdent entièrement, si on leur apprend à compter par règles comme les autres hommes. Un nouveau problème se pose donc : faut-il raisonner par analogie de l’instinct au génie poétique et affirmer avec M. Renan que l’art, ce produit spontané des premiers âges de l’espèce humaine, tombera peu à peu, comme tout le reste, «de la catégorie de l’instinct dans la catégorie de la réflexion, » deviendra une affaire de méthode, de calcul, de science, en un mot, et s’effacera, s’évanouira par degrés, comme se sont déjà évanouis tant d’instincts primitifs?

L’objection est fort spécieuse ; mais nous croyons qu’une loi fixe règle les rapports de la raison et de l’instinct, et nous allons chercher si cette loi menace l’humanité de voir disparaître peu à peu le génie. L’instinct a pour but de satisfaire un besoin de l’être plus ou moins déterminé; si la raison peut satisfaire ce besoin avec une moindre dépense de force nerveuse et de volonté, elle se substituera nécessairement à l’instinct en vertu du « principe d’économie » qui régit la nature ; mais la raison ne détruit jamais un instinct que dans la mesure où il implique travail et peine et où elle peut le remplacer avec avantage. Maintenant la science et le raisonnement, dans l’art, peuvent-ils avec avantage remplacer l’instinct et le génie? Peuvent-ils accomplir la même œuvre avec moins de dépense? Non. Pour cela, il faudrait que l’art eût, comme le calcul, un objet parfaitement déterminé auquel on pût arriver par une voie régulière et méthodique. Si, par exemple, le beau était réalisé quelque part, ou si seulement c’était un idéal à jamais immobile, la science pourrait finir par fixer les règles exactes au moyen desquelles on reproduirait le type éternel de beauté : l’artiste serait alors réduit au rôle de l’artisan travaillant, avec plus ou moins d’adresse de main, selon un