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derrière les choses des volontés semblables aux nôtres : elle est, comme l’a fait voir Auguste Comte, une sorte de fétichisme, et ce fétichisme caractérise l’âge théologique et poétique, par opposition à l’âge de la métaphysique et à celui de la science. Les animaux ne sont pas superstitieux, parce qu’ils cherchent peu à comprendre ; l’humanité, au contraire, a voulu se rendre compte des phénomènes qu’elle apercevait, et pour cela s’est comme projetée en eux ; or cette première tentative pour systématiser l’univers avait sa grandeur, même au point de vue scientifique, et elle avait aussi sa poésie. Mais les mythes des anciens âges ne peuvent plus être pris au sérieux dans l’âge de la science. Faut-il le regretter au point de vue de l’art ? — Oui, nous dit-on, car il était plus poétique de placer derrière les objets extérieurs des volontés semblables aux nôtres que de les soumettre aux lois dures de la science : une loi ne vaut pas un dieu. — En premier lieu, nous répondrons qu’une loi même a quelque chose de divin : le vrai caractère de la divinité, en effet, c’est l’infinité ; or une loi, reliant les phénomènes les uns aux autres et nous invitant à remonter sans arrêt la chaîne des causes, ouvre à l’esprit des perspectives immenses, et, pour qui l’approfondit, fait entrevoir l’infini sous le moindre objet, rend l’infini présent pour ainsi dire en chaque phénomène. Tandis que toute mythologie force l’esprit à s’arrêter dans sa recherche des causes, donne comme explication suprême la volonté mesquine d’un dieu et se réduit à l’Ἀνάγϰη στῆναι d’Aristote, la science enlève toute borne à l’intelligence et la place directement en face de la véritable divinité : l’infini. De là une nouvelle espèce de poésie, plus austère peut-être, mais bien plus profonde et plus durable, celle que Victor Hugo a essayé de symboliser dans le Satyre brisant l’Olympe. Quand Leibnitz replaçait avec respect sur une feuille l’insecte qu’il y avait pris pour l’examiner au microscope, il ne le voyait plus du même œil qu’un ancien eût pu le voir. Dans cet atome il avait aperçu, comme Pascal dans le ciron, un raccourci de la terre entière, des cieux et des mondes. Toute l’immensité, a dit Victor Hugo, « traverse l’humble fleur du penseur contemplée. » Cette idée de l’infini, identique à celle du divin, vaut bien le merveilleux classique et les décors fripés de l’Olympe. Si on peut faire un reproche à Victor Hugo, c’est d’avoir encore trop usé du merveilleux dans ses vers, où les fantômes blancs et noirs, les spectres, les anges gardiens, les voix, les houris jouent un rôle si considérable et nous font malgré nous sourire. Cependant le monde des poètes, même chez Victor Hugo, tend à redevenir le monde vrai, non cet idéal de convention qui ressemble aux bergeries du XVIIIe siècle. On pourrait faire la même remarque, avec encore plus de vérité, pour l’un des meilleurs poètes de notre génération,