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toujours à entretenir dans l’art, au-dessus du beau pur et simple, le sentiment du sublime.

L’obscurité qui prête un caractère mystérieux à certaines œuvres d’art peut tenir à deux causes bien différentes : tantôt au vague de la pensée, — comme il arrive dans Goethe, dans Shelley et dans Byron, — tantôt à la profondeur de la pensée, — et c’est ce qui arrive souvent chez le même Byron, chez Shelley et chez Goethe. — Dans le premier cas, le vague est un défaut, un signe de faiblesse, et ne constitue nullement la grande œuvre d’art ; dans le second cas, la profondeur, malgré l’obscurité du premier coup d’œil, offre une perspective plus ou moins lointaine sur des clartés que la science découvrira un jour. La poésie est elle-même une sorte de science spontanée. Le grand art ne consiste pas dans des rêveries vides et à jamais stériles ; les pensées sublimes des poètes sont toujours des ouvertures sur le présent ou sur l’avenir ; si c’étaient de pures utopies, tout étrangères au réel, elles ne nous toucheraient point. Ce n’était pas une chimère, par exemple, que cette justice chantée par Sophocle dans un de ses plus beaux vers, cette justice « qui s’étend aussi loin que la voûte des cieux. » Nous la poursuivons encore aujourd’hui, et nous cherchons à lui faire envelopper la terre. Dans les périodes de travail et d’élaboration sourde, comme jadis aux Indes, en Grèce, à la renaissance, c’est chez les poètes qu’il faut chercher le mot de l’avenir, les premières formules vagues et fécondes des pensées qui viendront plus tard en pleine lumière. Le poète peut dire de lui ce que disait Héraclite, ce philosophe au génie de poète : « Je suis comme les sibylles, qui parlent par inspiration, et dont la voix retentit pendant les siècles des vérités divines. » Certaines paroles d’Héraclite ou de Parménide, en effet, certaines statues de Michel-Ange, certaines symphonies de Beethoven condensent des idées que le temps doit développer, et c’est de ces idées entrevues qu’elles tirent leur puissance. L’obscurité dans l’œuvre d’art vient alors de la largeur même des horizons qu’elle nous ouvre : c’est ainsi que le ciel, sur les hautes montagnes, paraît noir, par cela même qu’il verse directement sur nous toute la lumière des espaces infinis.

Pas plus que le mystère et l’ignorance, la superstition ne nous semble indispensable à l’essor de l’imagination poétique, quoi qu’en ait dit Gœthe, ce grand superstitieux qui croyait aux présages et voyait l’annonce de Waterloo dans le portrait de Napoléon tombé à terre. « La superstition, écrivait-il, est la poésie de la vie. » A l’origine, il est vrai, les mythes religieux ont eu leur poésie : mais c’est qu’ils étaient, après tout, un premier essai d’explication. La superstition, en effet, consiste à placer dans les choses ou