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La peinture a plus de chances encore de durée et même de progrès. La couleur est une chose éternelle. Nul Newton, en expliquant la courbe aérienne de l’arc-en-ciel, ne pourra la briser ni la faire évanouir. Le sentiment de la couleur n’a même fait que croître depuis l’antiquité. Les Grecs, on le sait, n’avaient pas de mots précis pour désigner une foule de teintes; sans tomber à ce sujet dans les paradoxes de certains physiologistes comme H. Magnus, on peut cependant admettre qu’ils n’avaient pas de la couleur un sentiment aussi fort que nos Titien ou nos Delacroix. L’humanité semble devenue de plus en plus sensible à la langue des nuances, à tous les jeux de la lumière. Il y a là une voie qui reste ouverte pour l’art.

De même, la langue des sous est inépuisable. Prétendre avec M. Renan que la musique, qui date de deux ou trois siècles, sera bientôt une chose faite, c’est comme si l’on avait affirmé que la peinture était finie et « parachevée» avec Apelle et Protogène. On croyait aussi la poésie épuisée vers l’an 1810. L’idée mélodique répond toujours à un certain état intellectuel et moral de l’homme, qui change avec les siècles; elle changera donc et pourra faire de nouveaux progrès avec l’homme même. Certains musiciens comme Chopin, Schumann, Berlioz, ont exprimé des sentimens propres à notre époque et correspondant à un état du système nerveux dont Haendel, Bach ou Haydn auraient eu peine à se faire l’idée. La musique est, comme l’a montré M. Spencer, un développement de l’accent que la voix prend sous l’influence de la passion; or ces variations de ton, ces modulations naturelles à la voix humaine peuvent aller se raffinant à mesure que le système nerveux augmentera de délicatesse. Comparez la conversation d’une femme du peuple avec celle d’une personne distinguée, vous verrez combien la voix de la seconde a des modulations plus fines et plus complexes. La mélodie musicale, suivant les variations de l’accent humain, peut se nuancer de plus en plus comme les sentimens mêmes du cœur. Quant à la crainte que les combinaisons des notes de musique ne viennent à s’épuiser, elle n’est guère sérieuse, si on songe aux lois mathématiques des combinaisons ; grâce au rythme et au mouvement, la mélodie peut varier sans cesse; d’autre part, l’harmonie a encore des ressources sans nombre. Le critique anglais lord Mount Edgaunbe reprochait autrefois à Rossini ses morceaux d’ensemble à diverses parties, ses chœurs, ses duos remplaçant les longs solos du bon vieux temps ; il lui reprochait l’introduction des rôles de bassetaille dans l’opéra, la multiplicité de ses thèmes mélodiques, alors qu’auparavant on se contentait d’un seul thème suivi de variations. Enfin, aux yeux de ce critique d’art plein d’autorité en son temps, la musique de Rossini était beaucoup trop complexe et « inintelligible. » Dieu sait pourtant combien elle nous parait aujourd’hui