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sont certains de périr. Le courant est, dans ces parages, très violent, la mer fort agitée et remplie des tourbillons les plus dangereux. Un fond inégal, abrupt sur quelques points, rocheux et tranchant sur d’autres, augmente le péril: les câbles sont promptement coupés ou s’usent lentement si l’on jette l’ancre. L’approche de cette partie de la côte est généralement signalée par la rencontre de grands serpens de couleur notre ; les serpens que l’on trouve p’us au sud, dans les environs de Barygaza, sont moins grands et d’une couleur verte et dorée.

Que dites-vous de ces remarques pratiques? Quand on n’avait pour se conduire que le flair du marin, tout indice était précieux à saisir. On a vu de nos jours des bricks grecs se rendre en Amérique sans que les capitaines qui les montaient fussent beaucoup plus avancés en fait de science nautique que les pilotes alexandrins au temps de l’empereur Claude. Les mathématiques ne faussent pas le jugement, comme on l’a prétendu à tort; elles ôtent seulement aux sens cette acuité souvent si remarquable chez le sauvage. J’ai connu plus d’un marin pratique qui ne savait pas même lire et qui, à travers les routes croisées du navire, suivait encore avec une étonnante rectitude le progrès et les déviations de la route : un pilote ipsariote entre autres, un pilote quelque peu pirate, mutilé à ce jeu de la main gauche, a fait tout un hiver, sur un bâtiment que je commandais, son point dans sa tête, sans avoir besoin de recourir aux compas et aux cartes; tout au plus jetait-il de temps en temps un coup d’œil sur la boussole. Quant au loch, il ne s’en inquiétait pas; il lui suffisait de regarder couler l’eau le long du bord pour apprécier avec une admirable précision la vitesse. Je suis convaincu qu’Hippalus ferait encore bonne figure sur nos vaisseaux et que ses conseils n’y seraient pas, en plus d’une occasion, inutiles. L’aptitude au pilotage se transmet avec le sang comme l’instinct du chien de chasse, et si nous savions tirer parti, ainsi que je l’ai maintes fois conseillé, des dispositions natives des gars de l’île de Sein ou de l’île d’Ouessant, nous aurions aujourd’hui dans toutes les parties du monde des pilotes qui permettraient à nos commandans de primer de manœuvre, en cas de guerre, l’ennemi qu’il leur faudrait poursuivre ou éviter. Ce sont là des pia vota ; notre esprit est tourné ailleurs. Je le regrette profondément.

Après la baie de Barace se déploie le golfe de Barygaza et la côte de l’Ariace, où commence, avec le royaume de Mambara, le reste de l’Inde. L’Ariace paraît avoir été la presqu’île de Guzerat; le golfe de Barygaza était le golfe de Cambaye, qui suit immédiatement au midi le golfe de Kutch. La partie intérieure de la province, limitrophe de la Scythie, c’est-à-dire du royaume fondé par les Scythes dans l’Inde, se nomme l’Aberia, peut-être l’ancienne Ophir; la partie maritime