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Guardafui pour évoquer à l’instant le souvenir des dangers auxquels se trouvent exposés les navires qui, revenant de l’Inde, vont chercher à tâtons l’entrée de la Mer-Rouge. Dans la saison où règne la mousson du sud-ouest, de l’année 1873 à l’année 1878, les Anglais ont perdu sur le cap Guardafui trois navires à vapeur et un navire à voiles : le Singapore allant de Hankow à Londres, le Kwangchou se rendant de Liverpool à Hong-Kong, le Cashmere parti de Zanzibar et faisant route pour Aden, le Royal-Family, charbonnier à voiles de Cardiff; ajoutez un vapeur et un voilier sur un cap distant de 80 milles de Guardafui, dans la direction du sud, Ras-Hafoun. Nous avons eu de notre côté à regretter la perte du Meikong, magnifique paquebot des messageries impériales, commandé par un de nos plus habiles capitaines, qui avait fait son apprentissage sous mes ordres dans les mers de Chine, et que je tenais à bon droit pour un officier aussi vigilant qu’habile.

Il faudrait n’avoir jamais navigué pour n’être pas ému de ces nombreux sinistres, et pour ne pas comprendre que, quand la fatalité s’en mêle, toute la science humaine est impuissante à les conjurer. Le 17 juin 1877, le capitaine du Meikong avait tout sujet de croire que la route qu’il suivait le faisait passer à cinq milles dans l’est du cap Guardafui. Il entre dans sa cabine pour écrire les ordres de nuit : il était onze heures quarante-cinq minutes. Un instant après, l’officier de quart observait l’étoile polaire, précaution qu’on ne saurait trop approuver ; quand on a les ténèbres devant soi, c’est vers la voûte du ciel qu’on tourne se? regards. L’officier du Meikong aperçoit tout à coup un peu par tribord une noirceur, peut-être un banc de brume opaque, ce qu’en terme de marine nous appelons une panne, rayant comme un trait sombre l’horizon. Il passe à bâbord pour voir si la même apparence se reproduit de ce côté. Rien de distinct ne fixe son incertitude. Dans le doute, il n’hésite pas : « Obéissant à une inspiration pratique, — ce sont les termes même du rapport adressé au ministre par la commission des naufrages, — il donne sur le champ l’ordre de stopper et de faire machine en arrière à toute vitesse. « Il était trop tard : les hommes de bossoir signalent des brisans devant ; les mécaniciens ont senti une première secousse. Cinq minutes après, le navire était complètement échoué, en travers, le côté de tribord incliné, à 80 mètres de la côte. Au bout de peu de temps, des craquemens significatifs indiquent qu’il vient de se crever. C’est alors qu’on put voir ce que vaut l’ascendant moral d’un capitaine énergique. La mer du sud-ouest déferlait à grands flots sur la malheureuse épave, les naturels du pays étaient accourus en armes sur les lieux. Le sauvetage des passagers et de l’équipage ne s’en opéra pas moins avec un ordre admirable. Le lendemain passait en vue du cap un navire à vapeur anglais : aux