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vertu d’un ordre arbitraire, relégué pendant quelque temps à l’île d’Elbe, M. Bertin avait obtenu à grand’peine la permission de voyager. Il séjournait à Florence lorsqu’il rencontra pour la première fois Chateaubriand aux funérailles d’Alfieri. Revenu à Rome avec lui, leur liaison était devenue promptement assez étroite pour que, retenu par le devoir officiel auprès du cardinal Fesch, il confiât à son nouvel ami la mission d’aller chercher à Milan la fille du comte de Montmorin.

Ce fut à Florence qu’il la rejoignit lui-même. Il fut terrifié à sa vue ; elle n’avait plus que la force de lui sourire. La voiture cheminait au pas. L’automne, en Italie, est la plus délicieuse des saisons. La nature se repose dans l’harmonie des couleurs et dans la douceur du ciel. Tout y apaise le regard. Pauline attachait moins ses yeux sur le beau pays qu’elle traversait que sur l’homme qu’elle aimait et admirait tant ! Ils avaient pris la route de Pérouse. « Que m’importait l’Italie ? J’en trouvais encore le climat trop rude, et si le vent soufflait un peu, les brises me semblaient des tempêtes. » Ainsi parlait en 1837, après plus de trente ans, René vieilli, écrivant ses Mémoires. Le cœur lui battait en remuant les cendres des tendresses de sa jeunesse. À Terni, Mme de Beaumont parla d’aller voir la cascade. « Ayant fait un effort pour s’appuyer sur mon bras, elle se rassit et me dit : Il faut laisser tomber les flots ! » C’étaient des paroles comme seule, dans sa mélancolie, elle savait les prononcer. Ils descendirent par la voie Appienne, entre cette allée de tombeaux en ruine, longeant cette campagne, dont « le silence était aussi vaste que le tumulte des hommes qui l’avaient foulée, » et contemplant cet horizon qui n’est comparable à aucun autre pour la beauté des lignes. Pauline ne pouvait que serrer la main à Chateaubriand lorsqu’elle l’entendait lui décrire les grandeurs des paysages à qui elle demandait le repos. C’est ainsi que, bouleversés par les plus fortes émotions, ils entrèrent dans la ville éternelle. Ceux qui ont vu Rome connaissent la place d’Espagne. Il y a quatre-vingts ans, dans la portion la plus rapprochée de la Trinité-du-Mont, et qui touche la rue Saint-Sébastien, existait une petite maison, avec un jardin d’orangers, s’étendant jusqu’au-dessous du Pincio, et une cour plantée d’un figuier. Ce fut dans cette retraite abritée que Chateaubriand installa son amie malade. C’est là qu’elle s’éteignit vingt jours à peine après avoir retrouvé celui qu’elle avait à tout prix voulu rejoindre.


A. BARDOUX.