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il exigeait qu’elle partît au plus vite, et ne lui pardonnait même pas une dernière bonne fortune toute littéraire.

Elle avait conservé des relations amicales avec Mme de Krudner. Le salon de la rue Neuve-du-Luxembourg la voyait quelquefois; c’était même dans une soirée où se trouva Chênedollé que Mme de Krudner critiquait Werther; elle soutenait qu’il n’y avait pas de pensée, qu’il n’y avait que le mérite de la passion exprimée : « Comment! lui avait-il répondu, il n’y a point de pensée? mais c’est une pensée continue. » Après cette soirée, Mme de Beaumont était allée faire une visite d’adieux à l’ancienne amie de Suard. On était au printemps; Mme de Beaumont la trouva établie dans son jardin. Près d’elle était une femme au teint bruni par le soleil, aux lèvres épaisses, à l’air commun; un peu plus loin, un vieillard qui n’avait rien de bien distingué, si ce n’est une chevelure flottante. « La petite Krudner, une véritable rose, placée entre le vieillard et sa mère, lisait avec un son de voix enchanteur le fameux roman. » C’étaient Bernardin de Saint-Pierre et sa femme! Le livre était Paul et Virginie. Mme de Beaumont adressa au rival de Chateaubriand des louanges vraies et faites de bon cœur. Il les reçut fort simplement. « Je lui en sais gré, écrivait-elle; mais je ne sais pas jusqu’à quel point sa bonhomie est bonne ; je suis bien aise de l’avoir vu, mais je ne désire pas le revoir[1]. » Il n’était pas en effet et si bonhomme; il se voyait en présence de l’amie de l’auteur d’Atala et il venait de lui décocher ce trait plus malicieux qu’il n’en avait l’air : « La nature ne m’a donné qu’un tout petit pinceau, tandis que M. de Chateaubriand a une brosse. »

Tel fut le dernier incident de la vie mondaine de Mme de Beaumont. Elle n’a plus que quatre mois à vivre; nous n’avons plus qu’une lente agonie à raconter, avec quelques rayons d’un soleil d’automne. Le bonheur avait été court. Quand on a trouvé ce qu’on cherchait, on n’a pas même le temps de le dire. Elle quittait Paris le 28 juin, pour le Mont-d’Or. L’obligeant M. Jullien avait veillé sur son départ.


V.

Les fragmens du journal à qui elle confiait ses peines secrètes nous montrent à nu l’âme de Pauline, restée seule et obligée de se soigner, pages toutes frémissantes et qu’on ne touche qu’avec respect.

  1. Lettre de Mme de Beaumont (juin 1803).