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Mais Chênedollé avait un degré de plus dans l’amitié de Pauline, parce qu’il avait une place à part dans le cœur de René. Il espéra un moment le faire entrer avec lui dans la carrière diplomatique; le mariage avec Lucile dépendait de ce projet. Elle était à Paris, chez Mme de Beaumont, attendant un résultat. Chateaubriand avait écrit au père de Chênedollé pour le déterminer à consentir à quelques sacrifices d’argent et n’avait pas réussi. Lui-même était en ce temps-là peu décidé à partir; il recherchait quelques distractions et acceptait des invitations dans les châteaux qu’on rouvrait. Pendant une visite à la campagne, chez Mme de Vintimille, vendémiaire 1802, Mme de Beaumont continuait d’instruire Chênedollé de tous les incidens de la petite société : « Notre ami n’est sûr de rien. Sa destinée est plus incertaine que jamais, tout est dans le vague et tristement dans le vague ; cependant, à son retour de la campagne, il vous écrira la lettre déterminante, si nécessaire pour vous tirer de cet abîme d’ennui et pour vous ramener au milieu de nous. S’il eût été sûr que vous voulussiez la lettre, quel que fût l’état des choses, il l’aurait écrite; vous l’aurez incessamment. La correction de l’ouvrage (seconde édition du Génie du christianisme) est entièrement finie ; l’article de Fontanes a paru et surpasse nos espérances... Le petit Corbeau (Queneau de Mussy) est parti pour la Bourgogne; l’autre Corbeau (Chateaubriand) est à la campagne avec Mauvais-Cœur (Mme de Vintimille). »

Dans cet intervalle, Delphine était publiée. En présence d’attaques injustes et parfois grossières, Mme de Beaumont prit énergiquement la défense de Mme de Staël. On ne saurait croire sans les avoir lues de quelles injures Michaud, et plus particulièrement Fontanes, avaient salué l’apparition de ce beau livre. Aucune mesure n’avait été gardée. Traiter ainsi une femme de génie ! on ne se l’expliquerait point, si l’on n’apercevait pas derrière le futur grand-maître de l’Université le courtisan, celui qui ne pardonnait pas à la fille de Necker de rester l’apôtre convaincu des libertés constitutionnelles et le défenseur éloquent des idées anglaises en face du despotisme grandissant. Aucune excuse ne peut faire oublier des violences de langage et des outrages comme ceux-ci : « Delphine est si bavarde qu’elle parle toujours la première et la dernière. Parler est pour elle le bonheur suprême. Autrefois on appelait des commères ces femmes insupportables qui veulent toujours dominer la conversation ; mais depuis que nos mœurs se sont perfectionnées, on trouve bien qu’une femme se fasse orateur dans un salon, et plus elle manque aux bienséances, aux devoirs de son sexe, plus on lui applaudit. Telle est Delphine. Ce caractère existe, et Mme de Staël a pu le peindre, mais elle a eu tort de croire qu’un