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côté de Paris, près d’un vieux chemin, elle était adossée à un coteau de vignes et avait en face le parc de Savigny, terminé par un rideau de bois et traversé par la petite rivière de l’Orge. Sur la gauche s’étendait la plaine de Viry jusqu’aux fontaines de Juvisy. La joie que Mme de Beaumont éprouva d’aller s’enfermer dans cette retraite n’avait d’égale que la crainte qu’elle avait eue de ne pas réaliser ce rêve : « J’entendrai le son de sa voix chaque matin, disait-elle à Mme de Vintimille, et je le verrai travailler. » Son enthousiasme n’avait pas plus de bornes que sa tendresse[1].

Quel départ jeune et plein d’entrain ! Jamais Chateaubriand n’avait été plus gai, plus enfant. C’étaient deux écoliers qui s’évadaient. Ils redoutaient, à leur arrivée, la figure du propriétaire sur le seuil de la porte. Heureusement il était absent. Tous ces petits détails, Pauline les a racontés à Joubert. M. Pigeau accourt enfin. Il vient faire signer l’état de lieux : deux poules et deux coqs sont à ajouter. Sept lignes, composées de soixante-douze mots, sont à retrancher et à parapher ! Alors un fou rire commence, et il durait encore quand la lettre partait pour Villeneuve. Le soir même, après le départ du propriétaire, non moins stupéfait d’avoir de si étranges locataires, ils font une promenade aux fontaines de Juvisy par un chemin court et charmant. Comme elle raconte gentiment cette équipée à son indulgent et véritable ami : « À dix heures, toute la maison était couchée et profondément endormie. » Le lendemain matin, le Sauvage (c’est ainsi qu’elle désigne Chateaubriand) lui lit la première partie du premier volume en lui indiquant les changemens qu’il devait faire : « En vérité, je lui souhaite des critiques plus froids et plus éclairés que moi ; car je ne suis pas sortie du ravissement et suis beaucoup moins sévère que lui. Cela est détestable. » — Non, ce n’était pas détestable ; c’était ce ravissement qui plaisait au Sauvage ; c’était ce ravissement qui lui faisait écrire ses plus éloquentes pages ; c’était la voix divine dont tout poète a besoin. Les sept mois passés à Savigny (de mai à décembre 1801) furent pour Mme de Beaumont la félicité de sa vie. Elle s’occupait avec plaisir des soins du ménage et priait l’excellente Mme Joubert d’acheter pour elle de menus ustensiles, même des cuillers à thé. Le matin, elle déjeunait avec lui, il se retirait ensuite à son travail ; elle lui copiait les citations qu’il lui indiquait ; elle écrivait à côté de lui, sur la même table. Le soir, ils allaient à la découverte de quelque promenade nouvelle. Tout autour de Savigny, ils trouvaient des vallées ombreuses et des sentiers verts. Au retour de la promenade, ils s’asseyaient auprès d’un bassin d’eau vive, placé au milieu d’un gazon, dans le potager. C’était dans ces soirées qu’elle lui disait sa

  1. Lettre de Mme de Beaumont à Joubert (23 mal 1801).