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une blanche vestale pleurer sur le cercueil d’une compagne ? » La description du convoi où Chactas, après avoir chargé le corps sur ses épaules, descend avec l’ermite de rochers en rochers, « la vieillesse et la mort ralentissant également leurs pas, tandis que les éperviers crient sur la montagne et que les martres rentrent dans le creux des ormes, » ces traits qui mettent à l’idéal le sceau même de la réalité[1], arracheraient-ils des larmes comme dans le petit salon où le charmeur avait lu son manuscrit pour la première fois ?

Mme de Beaumont portait au succès du livre toute l’anxiété d’une âme éprise et toute l’ardeur d’une nature souffrante. Elle communiquait ses craintes à Joubert, qui l’aimait à ce point qu’il aima même Chateaubriand ; elle eût voulu que la critique désarmât ses colères ou ses railleries, et Joubert la rassurait : « Je ne partage point vos craintes, car ce qui est beau ne peut manquer de plaire ; et il y a dans cet ouvrage une Vénus céleste pour les uns, terrestre pour les autres, mais se faisant sentir à tous. Ce livre n’est pas un livre comme un autre… Il y a un charme, un talisman qui tient aux doigts de l’ouvrier. Il l’aura mis partout parce qu’il a tout manié, et partout où sera ce charme, cette empreinte, ce caractère, là aussi sera un plaisir dont l’esprit sera satisfait. Je voudrais avoir le temps de vous expliquer tout cela, et de vous le faire sentir, pour chasser vos poltronneries ; mais je n’ai qu’un moment à vous donner aujourd’hui et je ne veux pas différer de vous dire combien vous êtes peu raisonnable dans vos défiances. Le livre est fait et, par conséquent, le moment critique est passé. Il résistera parce qu’il est de l’enchanteur. » C’est par ce jugement ferme, au-dessus de son temps, que Joubert nous appartient, à nous plus ou moins enfans de cette école qu’on a appelée (on ne sait pourquoi) romantique et qui n’est que le renouvellement de la beauté. L’homme d’esprit, plus connaisseur du cœur féminin qu’il ne le semblerait, montre un coin de douce malice dans cette lettre adressée à la hâte à un cœur tout palpitant, et dont l’angoisse va grandir à mesure que le jour de la publication approche : « S’il y a laissé des gaucheries, ajoute-t-il, c’est à vous que je m’en prendrai ; mais vous m’avez paru si rassurée sur ce point, que je n’ai aucune inquiétude… Encore une quinzaine et je pourrai vous gronder et vous regarder tout à mon aise. Portez-vous mieux, je vous en prie. » Quelques « gaucheries, » qui disparurent dans la seconde édition, avaient pourtant échappé. Nous rappellerons, comme exemple, le nez aquilin du père Aubry et sa longue barbe, « qui avaient quelque

  1. Vinet, Études sur la littérature française au XIXe siècle.