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cadres ont été faits pour entourer les toiles, et non pas les toiles inventées pour remplir les cadres. Je les trouve gens de bon sens. Toutes ces descriptions de Mon Frère Yves, à quoi servent-elles donc, et, dans leur bordure si savamment ouvragée, qu’encadrent-elles? Comme il m’a paru que quelques-uns au moins ne l’avaient pis discerné très nettement, essayons de le leur faire voir.

Ce serait y mettre assurément de la mauvaise volonté que de refuser de reconnaître, — même à l’auteur d’Aziyadé et du Mariage de Loti, — ce que l’on appelle aujourd’hui le don de la vie. Entendons-nous bien sur le mot. Quand vous voudrez éprouver si le poète ou le romancier ont réellement reçu ce don, faites attention que ce n’est pas d’abord aux personnages principaux qu’il vous faut regarder. On s’y trompe fréquemment. Mais les personnages principaux, ceux qui doivent animer de leur présence jusqu’aux parties de l’œuvre dont ils sont matériellement absens, ceux-là, pour les faire vivre de la vie de l’art, il y faut d’autres qualités : les qualités supérieures de l’invention et de la composition. Regardez donc aux personnages épisodiques ou secondaires, dont le rôle est de côtoyer l’action presque sans s’y mêler, que le romancier, pour cette raison, a dû se contenter d’esquisser en silhouette, et, s’ils vivent, ne cherchez pas plus loin et n’hésitez pas davantage, vous pouvez dire hardiment que le romancier a le don de la vie. Ils vivent dans Mon Frère Yves. Et dans ce récit qui semblerait n’avoir qu’un seul homme pour héros, vous seriez peut-être étonné, vous-même qui l’avez !u, si je voulais énumérer un à un tout ce qu’il y a de personnages réels qui passent en nous laissant un souvenir inoubliable d’eux-mêmes. Je veux faire au moins mention de ces dames de Brest, Mme Kerdoncuff et Mme Quéméneur, qui n’ont que deux scènes, comme on dit au théâtre, mais deux scènes d’un comique si amer et si profond. Je ne puis pas ne pas rappeler encore la femme d’Yves et sa sœur Anne, et la vieille mère des Kermadec, et le vieux Corentin Keremenen. Mais je tiens à signaler tout particulièrement la petite Corentine et le petit Pierre comme deux des plus jolies esquisses d’enfant qu’il y ait dans le roman contemporain, où je ne sais pourquoi nous en rencontrons si peu. Tout ce monde vit, d’une vie réelle, d’une vie intense, et comme il serait à souhaiter que l’on sût toujours le faire vivre, non point par l’effet du détail accumulé, mais par le choix, la force, et la netteté du trait. En ce genre difficile de faire, comme on disait jadis, quelque chose avec rien, la procession de Toulven et le retour du pardon de Plougastel sont des morceaux achevés.

J’aime moins le personnage principal et je dirai tout à l’heure pourquoi. Mais, tout en l’aimant moins et même beaucoup moins, ce n’est pas une raison de n’y pas louer une étude vraiment hardie de passion et de caractère. C’est un lieu-commun, je le sais, qu’il n’y aurait pas