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sont la source de tout bien, le radical est très sévère dans ses jugemens sur les siècles passés, qui n’ont pas connu les droits de l’homme. Il ne voit dans toute l’histoire des sociétés qui ont précédé la nôtre que des abus sans compensation, des déraisons odieuses ou ridicules, des superstitions abrutissantes, des misères, des horreurs, des oppresseurs et des opprimés; il est disposé à croire que, durant des milliers d’années, l’humanité a perdu son temps, que le bonheur et la vertu sont des idées toutes nouvelles, que le monde n’a valu quelque chose que du moment où il y a eu des hommes à principes et des radicaux. Mais, s’il juge sévèrement le passé, il promet au genre humain de beaux jours, il se fait fort de les lui procurer, et rien ne peut déconcerter l’imperturbable assurance de son optimisme.

Un philosophe anglais a remarqué « que la nature humaine, tout en étant indéfiniment modifiable, ne peut se modifier que très lentement, et que tous les systèmes qui prétendent l’améliorer à courte échéance manqueront sûrement leur effet. » Il s’est égayé aux dépens des utopistes, qui s’imaginent que tous les enfans à qui l’on enseigne la morale civique deviendront infailliblement de bons citoyens. Il ajoute que c’est une entreprise chanceuse de faire pénétrer des idées complexes dans des esprits d’une médiocre portée ; « qu’il est presque aussi facile de faire entrer une main pourvue de ses cinq doigts dans un gant qui n’en a que quatre, ou d’initier aux beautés de Beethoven un vieil officier de marine réfractaire à la musique, lequel n’attend pas la fin de la sonate pour se lever et demander que la personne qui est au piano lui joue : « Polly, mets ta bouillotte sur le feu. » Mais le radical n’éprouve jamais de telles inquiétudes. Il tient pour certain que l’humanité est foncièrement bonne, qu’il suffit de l’instruire pour qu’elle s’amende, que tout le mal qui se fait ici-bas se réduit à des péchés d’ignorance, à des malentendus, à des éducations négligées, que les scélérats et les drôles sont des gens à qui on oublia d’expliquer leurs devoirs. Le radical croit à la vertu magique des explications, il est persuadé que la parole transforme le monde; aussi parle-t-il beaucoup.

La passion égalitaire des radicaux les pousse à condamner tout ce qui peut créer entre les citoyens des différences et des distinctions. Ils voudraient que tous les hommes eussent à peu près les mêmes goûts, les mêmes habitudes, les mêmes opinions, les mêmes idées. Leur rêve est de façonner tous les esprits sur le même patron, de couler toutes les âmes dans le même moule. À cette fin, ils désirent que l’état soit le seul instituteur de la nation, et ils s’entendent à inventer d’ingénieuses combinaisons pour décourager toute concurrence qu’on pourrait lui faire. Le radical tient du jacobin, dont M. Taine traçait naguère le magistral portrait. Mais le jacobin était un homme