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Ils disaient : « Ce que vous appelez une nuance est une différence du rouge au bleu. Avec sa présidence, son sénat et le reste, votre république n’est qu’une monarchie déguisée, et nous voulons une république républicaine. Pour la faire, il faut que nous commencions par tout démolir, la machine et les mécaniciens. » Mais les ministres disaient au pays avec un sourire de belle humeur : « Ne les croyez pas. Ils ont la tête un peu chaude, le verbe haut. Laissons-les déclamer, comme on laisse chanter les canaris. Ils sont plus accommodans, plus raisonnables qu’on ne croit, et nous finirons par nous entendre. » Cependant on n’est pas toujours maître de soi; les bonnes relations furent gâtées plus d’une fois par des vivacités, par des aigreurs. On laissait échapper à la tribune des propos désobligeans; mais, dans les couloirs, on rachetait ses incartades par un redoublement de bonhomie, on caressait de la prunelle ceux qu’on venait de maltraiter, on cherchait à les regagner par tous les moyens agréables auxquels recourt un carlin pour séduire un dogue maussade dont il redoute les crocs. On s’écriait : « Vaille que vaille, nous sommes tous frères. — Non, nous ne sommes pas frères, ripostaient les sanguins et les bourrus. Nous vous considérons comme de faux républicains, comme des traîtres. — Laissez donc, répliquaient les ministres, vous ne nous empêcherez pas de vous aimer, c’est plus fort que nous. » C’était ce qu’on peut appeler la politique des bons enfans, et les bons enfans sont une aimable espèce, mais ils ont discrédité plus d’un gouvernement. M. le président du conseil semble avoir senti les inconvéniens de ce système de conduite. Ce qu’il fera, nous ne le savons point; mais nous savons ce qu’il a dit. Depuis qu’il a parlé, la France est avenir que le seul danger qui menace la république est le radicalisme intransigeant.

Les déclarations de M. le président du conseil ont été d’un bout de la France à l’autre chaleureusement accueillies de tous ceux qui, par goût naturel ou par désabusement de tout autre régime, souhaitent que la république s’affermisse, mais qui sont convaincus qu’elle ne peut durer qu’à la condition d’acquérir l’autorité et les pratiques d’un gouvernement régulier. Depuis longtemps;, ils avaient découvert par leur propre clairvoyance les dangers que nous fait courir la politique des bons enfans, et ils reprochaient aux divers cabinets qui se sont succédé dans ces dernières années leur aveuglement ou leur faiblesse. Il leur tardait que le pilote ouvrît les yeux et donnât un coup de barre. Il leur a paru qu’il se réveillait, que le coup de barre serait donné, et ils s’en sont réjouis.

En revanche, les discours du Havre et de Rouen ont causé de violens accès de fureur aux radicaux dénoncés comme un péril : on avait eu pour eux tant de complaisances, tant de ménagemens que ce