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du XIVe siècle jusqu’au nôtre, en les promenant d’Allemagne en France, de France en Italie et en Orient, aller et retour, de manière à ne nous laisser perdre aucun détail de cette crise du perpétuel devenir : il va sans dire que les antiennes liturgiques sont d’un grand secours à son argumentation et je m’étonne qu’il oublie à ce propos de nous remettre sous les yeux l’exemple de M. Gounod composant, dans son Faust, un chœur de soldats sur l’hymne : Adeste fideles. Au fait, quand un de ces éternels vagabonds du monde lyrique vient frapper à la porte d’un musicien, pourquoi le laisserait-on se morfondre dehors ?

Ce que nous appelons un air populaire n’a jamais existé en tant que produit spontané ; ni les chasseurs, ni les moissonneurs, ni les vendangeurs ne composent de la musique. Le peuple n’inventa pas, ne crée pas; il varie selon ses goûts et ses besoins, ajoute, élague, annexe et contribue, inconscient, à l’œuvre persistante de sélection. Que d’erreurs ont propagées là-dessus les récits de voyages! Un touriste ne connaît que ses impressions : il entend psalmodier un nègre et se figure que c’est de la musique nègre. Un bûcheron siffle en abattant du bois et voilà tout de suite un motif populaire à cueillir sur place. Rien de plus naturel et en même temps de plus faux que cette assertion, où l’idée darwiniste brille par son absence. S’il fallait en croire Chateaubriand, l’air de Malbrough serait d’origine arabe, on le retrouve à Constantinople et jusque chez les Hottentots du Cap. En 1709, au lendemain de Malplaquet, un troubadour du camp du Quesnoy y met des paroles ridiculisant le vainqueur, et la circonstance en fait une chanson populaire. Soixante ans s’écoulent; Marie-Antoinette surprend cet air sur les lèvres d’une paysanne nommée Poitrine, la nourrice du petit dauphin ; ce refrain de berceau plaît à la reine, puis au roi, les courtisans s’empressent de l’adopter, et voilà notre mélodie qui d’en bas monte en haut. Arrive alors Beaumarchais, qui l’intercale dans le Mariage de Figaro, où le pont-neuf d’hier devient la romance du page, où le beau damoisel Chérubin roucoule son sentimental : « Que mon cœur a de peine ! » sur l’air de Mironton, mirontaine. M. Tappert nous donne les deux notations, l’arabe et la française; le fait est qu’elles se ressemblent beaucoup. Il en sera de même pour le trop fameux : Ça ira! ce motif favori que Napoléon Ier ne cessait de fredonner à pied et à cheval et qui servira de thème à Beethoven dans sa Bataille de Vittoria; de même aussi pour les chants nationaux, tous plus ou moins greffés sur des villanelles et d’anciens cantiques. God save the king, — Gott erhalte den Kaiser! tout le monde va nous en dire les auteurs. Je veux bien croire aux noms qu’on nous donne ; mais, derrière Lully, derrière Haydn, il y a l’embryon mystérieux, le motif voyageur, la cellule.

Ce que, par exemple, on nous raconte de notre Marseillaise n’est-il