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Guillaume adresse à l’impétueux amant de la princesse Mathilde n’en auraient que plus d’autorité. Du reste, l’exécution est sortable, elle serait même complète si le personnage de Leuthold était mieux tenu; ce n’est qu’un bout de rôle, mais qui commande toute une scène dramatique du premier acte. Essayez d’y mettre M. Melchissédec, et ce qui passe inaperçu, ce qui ennuie saisira notre intérêt à l’égal des sublimités du chef-d’œuvre les plus généralement adoptées.

Pendant que Mlle Isaac réintégrait Hamlet sur l’affiche de l’Académie nationale, l’Opéra-Comique reprenait Mignon avec Mlle Nevada; c’est dire que la saison s’annonce bien pour M. Thomas. Mlle Nevada fait une Mignon très originale, inégale au possible, quoique toujours vibrante et passionnée à travers mille incohérences. On assure qu’elle a soigneusement travaillé le rôle avec l’auteur, je veux le croire, mais alors en se réservant de n’écouter que son propre instinct, car il est permis de douter que ce soit M. Thomas qui lui ait conseillé ces vocalises additionnelles de nature à défigurer le rôle primitif, visiblement écrit en opposition du caractère de Philine, vouée au gazouillement perpétuel. Mieux vaut admettre que Mlle Nevada a reçu les conseils et qu’elle a passé outre. Cet oiseau-là n’est point de ceux que l’on serine. La conception du personnage ne se tient pas; ces roulades, ces gestes, cette pantomime, tout cela est à l’italienne; il n’en reste pas moins vrai que certains côtés n’ont jamais été mieux rendus. Élans de tendresse ingénue; jalousie sauvage dans la scène qui précède l’incendie et, dans la scène du miroir, des gaucheries charmantes, un imprévu de grâce et de mutinerie où la plus adroite n’atteindrait pas : voilà pour la comédienne; quant à la virtuose, quoique le rôle soit écrit trop bas, elle y déploie en se surpassant toutes ses prouesses de la Perle du Brésil. Mais les prodiges d’exécution ne sont ici que secondaires. Elle s’entend au pathétique; écoutez-la dire la romance : « Connais-tu le pays?..» Écoutez ce cri de la pauvre Mignon se voyant dédaignée pour Philine. Ce qu’il faut remarquer chez Mlle Nevada, ce qui la distingue si absolument de Mme Van Zandt, c’est le sérieux du talent, la vocation d’artiste; l’une a la beauté du diable, tandis que l’autre a le diable au corps, et le succès qui les caresse toutes les deux en ce moment et s’en amuse, sait déjà bien à laquelle il se fixera. Quoi qu’il en soit, le différend profite aux recettes, mais le théâtre, lancé sur la voie des gros bénéfices, semble ne pas s’apercevoir du déraillement qui le menace. Mlle Van Zandt, Mlle Nevada, c’est le système des étoiles qui s’établit sur une scène de tradition nationale, où parler français devrait être en bonne justice une condition sine qua non. Qu’arrive-t-il? On supprime la conversation, les dialogues se métamorphosent en récitatifs de pacotille, et pendant qu’un affreux jargon anglo-américain occupe la scène, une artiste comme Mlle Vauchelet se morfond derrière