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l’ombre seule sans voir le fond rougeâtre dont elle est entourée : elle persistera à vous paraître verte, comme si vous l’aperceviez sur le même fond. Qu’on supprime la vitre rouge pendant que vous continuez à regarder l’ombre à travers le tube, il n’y a plus de fond rougeâtre qui doive provoquer l’apparence verte, et cependant l’ombre paraît toujours verte. Bien plus, qu’on remplace la vitre rouge par une vitre de toute autre couleur, l’ombre vous paraît toujours verte. — Maintenant faisons l’expérience en sens inverse. Qu’on supprime la vitre rouge et le tube, l’ombre vous paraît grise, comme elle l’est en réalité. Reprenez ensuite le tube et considérez l’ombre ; elle vous paraît toujours grise. Pendant que vous êtes dans cette position, replaçons la vitre rouge, puis une vitre verte, bleue, etc. ; votre jugement est toujours le mène : l’ombre est grise. Et c’est cette ombre que, tout à l’heure, dans les mêmes conditions physiques, vous jugiez verte.

Pour expliquer ces apparences, il faut se rappeler d’abord que nous avons l’habitude de reconnaître la couleur des objets à travers les teintes de la lumière ambiante. C’est le principe dont part M. Delbœuf, mais pour en tirer une conséquence contestable. « Nous avons fini, dit-il, par savoir juger du vert à travers le rouge. Physiquement parlant, le vert vu à travers du rouge doit paraître grisâtre ; mais notre jugement redresse cette erreur : comme nous voyons que le gris qui frappe notre œil est perçu à travers le rouge, nous en concluons que ce gris provient nécessairement du vert, car le vert seul est vu gris à travers le rouge[1]. » C’est par une conclusion semblable que nous jugeons l’ombre verte tant que nous croyons la voir au milieu d’une lumière rougeâtre, et la même ombre grise tant que nous croyons la voir au milieu d’une lumière blanchâtre.

On pourrait répondre à M. Delbœuf qu’il y a là plus qu’une conclusion logique : nous sentons réellement du vert ou du gris ; une sensation ne se fabrique pas avec des raisonnemens. Nous pouvons seulement par l’imagination, quand nous croyons voir un objet vert, provoquer en nous une image de couleur verdâtre à l’état naissant. C’est mieux alors qu’un raisonnement, c’est une représentation, conséquemment une sensation naissante et un commencement de vibration nerveuse, qui tombe ensuite sous les lois ordinaires de la mécanique.

Une expérience plus simple consiste à recouvrir complètement un papier rouge d’une feuille de papier blanc assez mince pour laisser passer la couleur rouge du fond ; on glisse alors entre les deux feuilles un petit morceau de papier gris : ce morceau paraîtra vert. Le papier transparent, bien que blanc, nous fait l’effet d’être un

  1. Delbœuf, la Psychologie comme science naturelle, p. 62.