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inférences inconscientes. On sait que la tache aveugle de la rétine ne peut percevoir les couleurs ; malgré cela, placez sur une feuille de papier rouge un petit disque blanc et dirigez l’axe de vos yeux de manière à faire tomber ce disque sur la tache aveugle ; vous verrez alors une feuille rouge sans interruption. Placez un disque noir sur un fond vert, vous verrez un fond vert sans interruption. Lange en conclut que nous complétons la surface colorée par une inférence inconsciente, en dépit de la tache aveugle. Variez l’expérience. Appliquez sur le papier blanc une baguette noire, dont le milieu tombe sur la tache aveugle, la baguette ne paraîtra pas brisée ; fût-elle réellement brisée à l’endroit de la tache aveugle, elle paraîtra continue. Maintenant, posez à l’œil un intéressant problème au moyen d’une nouvelle variante de l’expérience. Façonnez une croix de différentes couleurs et faites tomber sur la tache aveugle l’endroit où les deux baguettes se croisent. Quelle branche l’esprit continuera-t-il maintenant, les deux branches ayant des droits égaux ? Verra-t-il le milieu en rouge ou en bleu, par exemple ? On admet généralement que, dans ce cas, la victoire reste à la couleur qui produit l’impression la plus vive. Parfois aussi il y a changement : c’est tantôt la baguette rouge, tantôt la bleue qui paraît prolongée. De plus, si on répète et modifie souvent l’expérience, la vision finit par être complètement supprimée au point d’intersection ; on ne voit plus se prolonger ni une branche ni l’autre ; l’œil semble avoir rectifié sa fausse conclusion primitive.

Ces faits sont fort curieux, mais leur interprétation par les raisonnemens inconsciens est aventureuse. D’abord, résout-elle vraiment le problème ? Suffit-il de conclure, avec ou sans conscience, qu’un fond rouge doit être rouge partout, pour le voir rouge ? Quand cela a lieu, c’est qu’alors l’idée ou l’image du rouge, présente à notre esprit, et qui suppose un commencement de sensation du rouge, devient assez dominante pour produire une sensation plus complète, voisine d’une hallucination. Mais cette seconde explication, déjà plus plausible que celle du « raisonnement inconscient, » est ici insuffisante : on a la perception trop vive et trop immédiate d’une surface continue pour l’expliquer uniquement par une idée qui se réaliserait elle-même. Alors, n’est-il pas plus scientifique de chercher le complément de l’explication dans un effet de simple mécanisme cérébral ? L’œil est mobile, la tache aveugle est aussi mobile, et nous sommes habitués à ne pas tenir compte de cette tache : les ondulations nerveuses qui produisent la vision vont s’étendant dans le cerveau et engloutissent, pour ainsi dire, la tache aveugle dans l’ensemble, C’est une fusion d’impressions qui se produit à une certaine distance de la périphérie nerveuse, comme les mouvemens irréguliers d’une eau qu’on agite se fondent au loin en ondes régulières. Les