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pas de petites perceptions, il n’y en aurait pas de grandes. Par exemple, le minimum visible pour nous est composé de parties, et ce minimum produit sur notre vue une impression dont nous avons conscience ; on conclut de là que chacune des parties doit produire aussi une impression, mais sans conscience. Est-ce une conclusion rigoureuse ? Pour produire en nous un commencement et un minimum d’effet, disait Stuart Mill, une quantité notable de la cause peut être nécessaire. Stuart Mill avait raison, et on peut apporter d’autres argumens analogues. Vous m’adressez la parole, mais de trop loin, et je n’entends pas ; le son expire dans l’air avant d’arriver à l’oreille, ou dans l’oreille avant d’arriver au cerveau ; il n’est pas nécessaire de supposer que vos paroles ont produit en moi des modifications inconscientes. Il est p’us simple d’admettre qu’elles n’ont pas produit de modifications, parce qu’elles se sont arrêtées en chemin.

— Mais alors, demandera Leibnitz, si chaque partie séparée ne nous cause pas de sensation, comment se fait-il que la réunion puisse nous en causer une ? Pour entendre le murmure de la mer, ne faut-il pas entendre le bruit de chaque vague ? — On peut répondre de nouveau que l’effet d’une partie isolée, étant trop faible, est neutralisé par d’autres causes qui tendent à empêcher ce qu’il tend à produire. Par exemple, l’ébranlement que votre voix cause dans l’air est à la fin neutralisé par la résistance des molécules élastiques, qui tendent à se maintenir dans leur situation première. Il faut donc, pour produire un effet appréciable, qu’il y ait un sur plus des causes productrices sur les causes opposantes. On comprend qu’une partie isolée soit trop faible pour produire ce surplus, tandis que toutes ensemble le produisent. Un soldat isolé ne vaincra pas une armée, beaucoup de soldats réunis pourront la vaincre. Les théories oh l’on transporte dans l’état mental, sous forme inconsciente, la même composition de parties qui existe dans la cause extérieure, sont donc une simple hypothèse[1]. En outre, si l’on veut suivre cette voie, il est plus logique d’admettre dans la conscience même des dégradations à l’infini et des états de conscience infinitésimaux que des états inconsciens. Si tout état de conscience

  1. « Si je suis sûr, dit Kant avec Leibnitz, d’apercevoir un homme loin de moi dans une prairie, quoique je n’aie pas conscience de voir ses yeux, son nez, sa bouche, etc., j’en conclus proprement cela seul, que cet objet est un homme ; mais si, de ce que je n’ai pas conscience de percevoir ces diverses parties de la tête (non plus que les autres parties du corps de cet homme), je prétendais affirmer que je manque absolument de leur représentation dans mon intuition, je ne pourrais pas dire non plus que je vois un homme, puisque la représentation totale se compose de ces représentations partielles. » On peut répondre à Kant qu’il n’est pas nécessaire d’avoir la représentation de tous les détails pour pouvoir définir un ensemble. L’esquisse d’un homme sur le papier suffit à me faire reconnaître un homme d’après les grandes lignes.