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Les mêmes causes ont produit les mêmes effets en Amérique, avec cette réserve, cependant, que le sentiment de l’art, le goût des ornemens, paraissent s’être éveillés plus tard sur le nouveau continent que sur l’ancien. Nous avons vu qu’en France et en Suisse, les troglodytes avaient déjà l’idée d’imiter les objets qu’ils avaient devant les yeux, tandis qu’en Amérique, quelque volonté que nous ayons de vieillir les plus anciennes pictographies, nous ne pouvons les faire remonter ni aux temps quaternaires, ni même aux plus anciennes périodes néolithiques. Tels sont les seuls faits que nous puissions affirmer. La science a bientôt atteint une limite infranchissable. Les découvertes et les travaux des américanistes n’ont pu encore percer les ténèbres qui cachent l’origine des peuples du Nouveau-Monde, à laquelle se rattachent si intimement les origines de l’art chez eux. Pour les uns, l’an américain tient par trop de côtés à celui de l’ancien continent, pour que l’on puisse attribuer les analogies au hasard, à la seule similitude des conceptions, ou, si on l’aime mieux, des instincts de l’homme. Pour les autres, et nous sommes de ce nombre, ces analogies sont trop vagues pour permettre une affirmation sérieuse. Les différences d’ailleurs sont autrement importantes que les analogies. Parmi elles je n’en veux retenir qu’une seule : l’impossibilité absolue de comparer les hiéroglyphes égyptiens à ceux de l’Amérique centrale. L’art américain serait donc un art sui generis, à peine modifié par des influences étrangères.

Nous savons encore trop peu de choses sur les relations qui ont existé entre le Nouveau-Monde et nos vieux continens avant le XIVe siècle, pour pouvoir résoudre la question avec quelque certitude. Sans doute, des migrations ont eu lieu à bien des reprises ; les peuples chassés de l’Europe, de l’Asie, de l’Afrique même, par la faim, par la guerre, par les innombrables fléaux, triste apanage de l’humanité, se sont rués sur l’Amérique ; ils ont modifié les races primitives, qui, si elles ne sont pas autochtones, remontent du moins à une prodigieuse antiquité ; mais nous ne savons ni le point de départ de ces migrations, ni leur point d’arrivée, ni la race ou plus vraisemblablement les races d’où ces immigrans étaient sortis. Comment dire, dans notre ignorance, l’influence qu’elles ont pu exercer? L’esprit hésite devant la grandeur des problèmes qui se présentent; aujourd’hui ils sont posés, c’est à ceux qui viendront après nous à les résoudre.


MARQUIS DE NADAILLAC.