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avons probablement là une peinture assez exacte des mœurs des habitans de l’Amérique, aux premiers temps dont on puisse saisir la trace. Les kjökkenmöddings[1], — tel est le nom caractéristique donné à ces amas de débris par les Danois, qui, les premiers, ont dirigé de ce côté leurs recherches, — se rencontrent fréquemment dans les deux Amériques. D’immenses bancs de coquilles marines ou fluviales, lentes accumulations de l’homme, s’étendent sur les côtes de Terre-Neuve, de la Nouvelle-Ecosse, du Massachusetts, de la Louisiane, du Nicaragua. On les retrouve aux îles Aléoutes, dans les Guyanes, au Brésil, en Patagonie, auprès des bouches de l’Orénoque, comme sur les rivages du golfe du Mexique, sur les rives de l’Amazone comme sur celles du Mississipi, sur les plages du Pacifique comme sur celles de l’Atlantique, et les Shell Mounds de la Terre-de-Feu se signalent de loin aux navigateurs par la nuance plus foncée de leur végétation.

Les fouilles entreprises sur plusieurs de ces points différens ont donné des haches, des couteaux, des harpons, des outils de toute forme, en pierre, en os, en corne, témoignant tous d’un état social peu avancé, des fragmens de bois carbonisé, des ossemens d’animaux, des arêtes de poisson. Comme au Danemark, ces amas ont été amoncelés par des hommes qui ignoraient la culture, qui vivaient de la chasse et de la pêche (de la pêche surtout). On a toutefois rencontré parmi ces débris quelques rares tessons de poterie. L’argile a été pétrie avec des coquilles pulvérisées pour lui donner plus de consistance; le vase a été façonné à la main, puis séché au soleil. Parfois des lianes tressées, des tiges de cana, un tissu végétal, ont été imprimés sur la pâte humide. D’autres fois, on a gravé avec la pointe d’une coquille ou d’un silex quelques lignes sur la panse ou le col du vase. Ce sont là les premiers essais d’ornementation, et ils rappellent singulièrement ceux des plus anciennes poteries de l’Europe. Partout les mêmes besoins, — et ce n’est pas là un des faits les moins curieux de la longue histoire de l’humanité, — provoquent les mêmes conceptions, les mêmes procédés d’exécution et, si ce mot est permis, le même succès. Les ornemens destinés à la parure de l’homme sont plus rares encore que les poteries. Nous ne trouvons à citer que quelques dents d’ours ou de félins, quelques coquilles percées d’un trou de suspension; dans l’île de Vancouver, un squelette portait au bras un bracelet de coquilles : durant cette période, les populations américaines paraissent avoir vécu dans une barbarie plus profonde que leurs contemporains européens. Par exception, les sambaquis (c’est le nom donné aux kjökkenmöddings

  1. Littéralement : amas de débris de cuisine.