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Son père, le terrible Éétès, n’a guère plus de consistance que le peuple soumis à son sceptre, les barbares habitans de la fabuleuse Colchide. Elle peut avoir, il est vrai, le souci de son honneur, et elle l’a ; mais c’est précisément pour détruire la dernière ressource de sa vertu chancelante, pour lui faire rejeter la pensée d’une mort volontaire : elle se représente l’inutilité de cette mort pour sa réputation. Se souvenant sans doute des jolis vers où Nausicaa dit à Ulysse les malins propos auxquels il l’exposerait s’il l’accompagnait dans les rues de la ville, elle voit les femmes accourir de tous côtés à la nouvelle de son suicide et échanger leurs réflexions insultantes sur cet égarement qui l’a entraînée à se tuer pour un étranger en déshonorant sa famille. Ce petit tableau de genre, qui transforme en commères les habitantes de la merveilleuse Æa, ne suffit peut-être pas pour relever l’amour de Médée. Didon, elle aussi, est la victime d’une irrésistible passion qui la possède tout entière, corps et âme. Elle n’en a pas seulement les souffrances, elle en a les fureurs, qui la dévorent jusqu’aux os : est mollis flamma medullas… Mais, pendant qu’elle presse sur son sein le dieu implacable qui se cache sous les traits d’Ascagne, elle écoute Énée comme Desdémone écoutera Othello, elle subit le prestige de sa renommée, de ses aventures, de ses exploits, et c’est sous le charme de l’admiration qu’elle boit à longs traits le poison de l’amour. À cet entraînement d’une nature plus relevée se mêlent d’ailleurs, du moins au début, des pensées de gloire : quelle ne sera pas la destinée du nouvel empire, conduit par un pareil héros ! Mais qu’est-il besoin de commenter la Didon de Virgile ?

Ce genre d’infériorité de Médée est d’autant plus remarquable qu’une pensée morale domine toute la suite des faits : on pourrait dire une moralité, si la volonté de l’héroïne était plus libre, car, depuis le commencement jusqu’à la fin, Médée est un exemple des funestes conséquences de la passion. « Impitoyable amour ! s’écrie l’auteur, odieux fléau pour les mortels, de toi viennent les pernicieuses querelles, les gémissemens, les pleurs et une infinité de souffrances ! » L’apostrophe est assez froide et ne donne qu’une atténuation fort insuffisante au moment où la sœur vient de combiner l’assassinat du frère ; du moins marque-t-elle bien la pensée du poète. À peine l’amour s’est-il emparé de Médée, qu’elle est livrée presque sans trêve à de cruelles souffrances. Le mal physique et le mal moral, la crainte du présent et de l’avenir, le trouble de l’imagination, le désespoir, même quelques remords perpétuent et renouvellent ses tourmens. Et lorsqu’elle aura quitté la maison paternelle, viendra tout de suite l’humiliation, puis bientôt le crime. Elle se dégradera de plus en plus. Réduite à embrasser les genoux de