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L’ALEXANDRINISME.

cienne. Il n’est pas possible de l’en dépouiller ; autrement la conquête de la toison d’or ne se ferait pas et il n’y aurait pas de poème. Mais on ne peut se dissimuler que ce caractère se concilie médiocrement avec la naïve timidité d’une jeune fille. Le seul moyen de sauver cette inévitable contradiction, c’était sans doute de ne pas insister sur cette qualité de magicienne, de la considérer comme un attribut, presque comme un costume connu et accepté d’avance, qui s’indique, mais ne se décrit pas. Apollonius s’en est bien gardé : comment aurait-il sacrifié la partie la plus merveilleuse de son sujet et renoncé à la meilleure occasion de montrer son talent descriptif ? Non-seulement donc, au milieu des progrès de la passion naissante de Médée, nous apprenons qu’elle tient d’Hécate une science redoutable, qu’elle connaît les propriétés merveilleuses de toutes les plantes, qu’elle peut empêcher le feu de brûler, arrêter les fleuves et enchaîner les astres ; non-seulement elle donne à Jason les moyens de sortir vainqueur des épreuves imposées par Éétès, et ses incantations endorment le dragon qui garde la toison d’or ; mais quand elle se décide à prendre dans sa cassette, sorte de pharmacie magique, l’onguent qui rendra Jason invulnérable, il faut que le poète nous la montre cueillant la plante qui a servi à faire cet onguent ; et avec quel appareil de circonstances frappantes et de prodiges ! C’est dans les gorges sauvages du Caucase, au milieu de la nuit ; elle est vêtue de noir ; sept fois elle s’est plongée dans une eau courante et sept fois elle a invoqué Brimo (un nom d’Hécate), « Brimo qui erre dans les ténèbres, la déesse infernale qui règne sur les morts ; » et, au moment où, dans le creux d’une coquille de la mer Caspienne, elle recueille le suc précieux, la terre tressaille et mugit, et Prométhée lui-même, étreint par une douleur furieuse, gémit sur son rocher. C’est que cette plante prodigieuse, dont la fleur d’un jaune de safran est supportée par une double tige et dont la racine a l’apparence de la chair fraîchement coupée, c’est le sang même du Titan, tombé du bec de l’aigle qui dévore ses entrailles. Assurément, si cette fantasmagorie produit quelque effet, ce n’est pas au profit des qualités douces et ingénues de Médée. Mais que dire du trait qui termine le récit de sa fuite de la maison paternelle ? Les portes, par la vertu de ses enchantemens, se sont ouvertes d’elles-mêmes et, malgré la nuit, elle se dirige sûrement dans les chemins « qu’elle connaît bien pour les avoir souvent parcourus en errant parmi les cadavres à la recherche des racines, comme font les magiciennes. » La lune la voit, et dans le plus étrange discours, elle se réjouit de cette compensation aux humiliations qu’elle a subies elle-même : Médée aime comme elle ; celle dont les enchantemens l’ont souvent contrainte à quitter le ciel pour lui procurer les ténèbres nécessaires à ses pra-