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devaient parler si longtemps jusque chez les modernes. La troupe des petits amours avec leurs flèches, les blessures qu’ils font, les feux qu’ils allument ; les roses et les astres sur les joues et dans les yeux des femmes aimées ; les sermens, les confidences et les apostrophes à la nature sauvage : tout ce répertoire d’expressions, d’images et de lieux-communs est un legs d’Alexandrie. C’est ce que fait bien voir un des chapitres les plus intéressans de M. Couat, que remplit la restitution d’une élégie de Callimaque sur les amours de Cydippe et d’Acontius.

Ces influences ont agi sur Apollonius, et peut-être, malgré lui, ont-elles été prédominantes, puisque cette grande épopée héroïque qu’il avait osé entreprendre, fut pour une bonne part une épopée amoureuse. Il s’exagéra donc avec ses contemporains son indépendance. On peut même dire que c’est dans ce qu’il fit de meilleur et de plus nouveau qu’il fut le plus dépendant des traditions établies et des goûts du jour : exemple frappant de ces tyrannies intellectuelles que subissent à chaque siècle ceux qui prétendent le plus à l’originalité. Sans vouloir refaire le travail de Sainte-Beuve ni compléter entièrement celui de M. Couat, indiquons les principaux de ces caractères alexandrins qui nous paraissent si fortement imprimés dans la Médée d’Apollonius.

Le premier de tous apparaît dans la conception générale. Pour tout dire en un mot, Médée est l’héroïne d’une idylle romanesque. Le poète nous met sous les yeux une jeune fille timide et gracieuse aux prises avec la passion. C’était une grande nouveauté. Parmi les légendes mythologiques il n’y en avait guère de plus terrible que celle de Médée. Magicienne, meurtrière de son frère, elle apporte en Grèce les cruelles perfidies, les fureurs, les atrocités de passions barbares, au sens grec, et monstrueuses. La mort affreuse de Pélias, victime de la crédulité de ses filles, celles de Glaucé et de Créon, enfin le meurtre de ses propres enfans qu’elle immole elle-même à sa jalousie : toutes ces horreurs, consacrées par des chefs-d’œuvre poétiques, étaient inséparables de son nom. Aussi, quelque piquant que soit le tableau de la grâce candide dont il pare la jeune amante de Jason avant les crimes auxquels elle est destinée, Apollonius n’a ni pu ni voulu se dégager complètement de ces sombres traditions. Il a rejeté dans l’ombre, indiqué par de courtes ou vagues allusions ce terrible avenir qui lui est réservé ; mais il a dû conserver certains traits dont l’absence l’eût absolument défigurée, et il a même raconté le meurtre d’Apsyrte, qui faisait partie de son sujet. Cette double nécessité le condamnait à des disparates que son goût n’a pas su toujours atténuer.

Ainsi un caractère essentiel de Médée, c’est sa qualité de magi-