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L’ALEXANDRINISME.

inspiré. Il ne chante pas pour une foule homogène, ni capable de lui communiquer la vie et l’inspiration. Qu’est-ce que la foule d’Alexandrie ? Dans cette réunion d’Égyptiens, de Juifs et d’Orientaux, de Grecs venus pour chercher fortune, où est cette communauté de croyances, d’idées, de mœurs qui forme un peuple ? Où sont cette culture, ce goût naturel, ce sens supérieur de l’humanité, qui faisaient du dernier des auditeurs de Pindare ou de Sophocle un Hellène, c’est-à-dire un juge prêt à se passionner pour les beautés supérieures de l’art et pour les grands sentimens ? Le poète vit d’une vie factice ; il ne pénètre pas plus dans les réalités tragiques du palais qu’il ne se mêle à la foule ; et il écrit pour un cercle. Ses auditeurs sont des lettrés et des délicats ; il travaille dans une bibliothèque, et il a pour muse l’érudition ; ses conditions de succès sont, avec une certaine habileté technique et la science grammaticale, la grâce et l’esprit. Enfin si, dans ce monde artificiel où son existence est confinée, il rencontre la réalité, ce sont les mœurs galantes de la société qu’il voit, c’est l’amour, qui la lui fourniront.

M. Couat, l’auteur d’un travail considérable et approfondi sur la poésie alexandrine[1], a bien fait de commencer par un chapitre général où il parle d’Alexandrie et du Musée. C’était l’introduction la plus naturelle. Il s’est ainsi bien rendu compte de la nature et des conditions de l’alexandrinisme, et il a tiré de là des vues principales qui font la suite et l’unité de son livre. Peut-être y aurait-il lieu de lui reprocher un excès de logique qui le fait paraître exclusif. Sans doute parce que le génie alexandrin est antipathique au vrai drame, il ne dit rien du théâtre. On en est un peu surpris. Non-seulement la pléiade tragique rentrait dans son sujet ; mais il y avait aussi à s’occuper de la comédie, en particulier de ces dernières formes de la comédie dorienne, désignées par le nom général de phlyacographie, qui de Tarente et de Syracuse s’étaient répandues dans tout le reste de la Grèce. Dans ce genre, Alexandrie comptait parmi ses poètes Alexandre d’Étolie et ce Sotadès que Ptolémée Philadelphe fit noyer pour le punir d’un vers sur son mariage avec sa sœur Arsinoé. Dans la célèbre procession de Bacchus, dont le souvenir a déjà été rappelé, le poète Philiscus, un des sept de la pléiade tragique, s’avançait entouré des artistes dionysiaques. M. Couat nous doit un chapitre sur le théâtre alexandrin.

Ce qui explique cette omission, c’est qu’il trouvait plus à sa portée un homme qui lui paraît avec raison le type accompli de l’alexandrinisme, et qui, malgré des pertes considérables, nous a laissé de

  1. La Poésie alexandrine sous les trois premiers Ptolémées, par M. Auguste Couat, doyen de la faculté des lettres de Bordeaux. Paris ; Hachette, 1882.