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aucune n’aura fait couler plus de larmes. Avec M. Marais, qui représente Sartorys et peut revendiquer sa part de cette première victoire, Mme Sarah Bernhardt promet de belles soirées aux fidèles de l’art dramatique et des lettres. Elle a trouvé, cette fois, le bon moyen de narguer la Comédie-Française jusqu’au jour où son destin l’y ramènera triomphalement.

C’est encore une adultère que l’héroïne de M. Jean Marras, Mme d’Armelles, et qui déserte le foyer conjugal; mais ce n’est ni à Venise ni rue du Petit-Musc qu’il convient de la loger : c’est dans la « Tour du Nord » d’un manoir romantique, et l’auteur n’y manque pas. Entre la Famille d’Armelles et Froufrou, ce n’est pas assez de la distance de l’Odéon à la Porte-Saint-Martin; il semble que près d’un demi-siècle se soit écoulé entre les deux. Ce drame fut-il écrit en l’âge le plus noir du romantisme et par un lycanthrope forcené, jaloux du vicomte d’Arlincourt? Est-ce la gageure d’un lettré qui a parié de faire représenter une pièce toute écrite en style d’oracle? Cet ouvrage sibyllin me paraît plutôt sincère, et l’auteur, qui ne veut donner que dans le rare, n’est pas le premier venu.

Il est obscur et saugrenu à dessein, comme peu de gens parviendraient à l’être, d’une manière qui lui est propre, avec une suite extraordinaire : ce n’est pas d’un ignare assurément, ni d’un écrivain qui livrerait quelque chose au hasard, qu’on pourrait attendre deux actes et davantage où ne s’échangent pas vingt phrases naturelles. Le public a donc bien fait de supporter cet amphigouri et d’attendre avec une tolérance respectueuse la dernière scène : celle-ci ne laisse pas d’être frappante. On y voit le commandant d’Armelles barrer à son fils le seuil de la chambre où sa belle-fille coupable s’est réfugiée : dans cette chambre même autrefois, et pour une faute pareille, le commandant a tué sa femme, la mère de ce fils qui veut se faire justicier à son retour; il révèle au jeune homme l’horrible secret, il lui dit l’inutilité du meurtre et les terreurs qui le suivent. Ce récit nous a payé de notre patience; jusque-là quelques répliques seulement nous avaient été données en à-compte : « Vous me dites de mépriser ma femme, s’était écrié Octave d’Armelles : je ne puis pas la mépriser, puisque je l’aime ! Vous me dites de dédaigner mon rival : je ne puis pas le dédaigner, puisqu’elle me le préfère ! » Ici la pensée est forte et le style net : que M. Marras se néglige, qu’il s’abandonne à écrire tout un ouvrage de cette façon humaine, c’est un dédommagement qu’il doit à M. Chelles, à M. Cosset, à Mlle Tessandier.

Après tant d’émotions, les Affolés, au Vaudeville, pouvaient-ils nous divertir? MM. Gondinet et Pierre Véron, dans cet ouvrage, ont voulu mettre en scène les gens du monde et les bourgeois maniaques de spéculation, tels qu’on les vit sur la place de Paris, voilà bientôt deux