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il a beaucoup plu. M. Worms, par l’autorité de son talent, fait applaudir les violences d’Henri et par la virilité de son jeu les rend vraisemblables. Mme Dudlay représenta la marquise avec noblesse, et Mme Broisat, dans le rôle d’Hélène, a de la sensibilité. M. Coquelin cadet nous donne, sous le nom de Gérard, une plaisante caricature de député. M. Silvain, sous les cheveux blancs du marquis, garde un peu trop de la philosophie du chœur antique.

Si quelqu’un a les nerfs trop tendus par les brusques péripéties des Maucroix et se plaint, après coup, de ce pathétique un pea sec, je l’enverrai à la Porte-Saint-Martin voir Froufrou, jouée par Mme Sarah Bernhardt; il y trouvera la détente qu’il cherche et reviendra trempé de larmes. Telle est la magie de cette extraordinaire et charmante personne, qui semble après tant d’erreurs, — je parle de ses voyages, — être enfin toute rendue à l’art français ! Par sa grâce, un théâtre de féerie ordinaire et de mélodrame intermittent se trouve transformé en scène littéraire : les grands classiques, les maîtres modernes, les jeunes écrivains sont conviés à occuper la place qu’occupaient les machinistes; ce n’est pas le changement à vue le moins merveilleux qu’aient supporté ces planches. Mais un autre miracle est la métamorphose de Froufrou. Relisez les critiques de 1869, vous y verrez éclater comme un coup de tonnerre le succès de cette rare comédie; vous y verrez paraître, comme une comète inattendue, la renommée de Mlle Désclée. Mais partout les éloges et les réserves se distribuent de même façon : les trois premiers actes sont de comédie et de tous points excellens ; Mlle Desclée s’y montre prodigieuse ; le quatrième tourne au drame, et le cinquième y verse ; Mlle Desclée y devient faible et meurt médiocrement. Allez maintenant à la Porte-Saint-Martin : il vous semblera peut-être, au commencement, que la comédie est moins légère et que le plus subtil s’en est évaporé; au troisième acte, vous la verrez s’enfler en tragédie et prendre une ampleur qu’on ne soupçonnait pas; les événemens dramatiques du quatrième ne vous causeront plus de surprise, et vous pleurerez au cinquième, comme les spectateurs de Racine pleuraient à Iphigénie. Est-ce à dire qu’on se soit trompé naguère, qu’il faille réformer le jugement et que ce dernier acte de Froufrou, voire le quatrième, aient plus de prix que les trois premiers? Non pas; aujourd’hui qu’après quinze années, il est assuré que Froufrou est un des ouvrages de ce temps destiné à nous survivre, il demeure acquis pour les gens de sang-froid que les trois premiers actes et certains morceaux du quatrième font l’originalité de cette pièce et lui mériteront l’honneur de durer; seulement il apparaît que l’équilibre de toute l’œuvre est mieux ménagé qu’on ne pensait : le jour où l’interprète se trouverait qui réunirait les dons et le talent de Mlle Desclée à ceux de Mme Sarah Bernhardt, quel effet ne produirait pas Froufrou ! C’est que