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On lui a reproché de n’avoir ni présenté ses héros ni expliqué leurs actes avec assez de détail; il me paraît au moins qu’il a dessiné d’un trait sûr, non-seulement le caractère de Germaine, mais celui des deux frères, qu’il tenait avec raison pour ses personnages principaux. S’il a marqué moins nettement ceux des mères et du père, c’est apparemment qu’il ne pouvait s’attarder à de trop minutieuses études : l’action le réclamait ; c’est aussi que la pénombre où demeurent ces silhouettes leur est plus avantageuse que nuisible : qui sait si, au grand jour, telle ou telle ne se fût pas évanouie? Du moins, ainsi négligées à dessein, laissent-elles plus de relief aux autres. D’ailleurs, à expliquer de; certains actes, on risque d’éveiller la méfiance du public plutôt que de gagner sa confiance: mieux vaut ravir sa crédulité, l’emporter d’assaut en quelque sorte, que d’en faire minutieusement le siège.

Dans ce genre de pièces, l’auteur est un despote qui doit gouverner despotiquement le public : entre-t-il en explications, il perd la foi de ses sujets, et d’abord la foi en lui-même, il ruine son autorité; le régime parlementaire n’est pas bon aux empires. S’il faut absolument éplucher ce drame, plutôt que de reprocher à M. Delpit le peu de détails qu’il y donne, je lui reprocherai d’en donner quelques-uns qui manquent de nouveauté : la chute de cheval de Germaine à la porte des parens de Julien, la grande maladie dont Julien a gardé le souvenir, pendant laquelle son père l’a si bien soigné... De pareils traits feraient croire à l’exécution trop rapide d’un ouvrage qui, s’il exigeait d’être vivement mené, méritait de n’être improvisé en aucun point. Mais ce sont de petites taches dans ce tableau qui, par la nécessité du sujet, devait être traité en esquisse; c’en est une, en effet; il serait également puéril de le nier et de s’en plaindre : Sint ut sunt aut non sint, ont le droit de répondre les auteurs de tels ouvrages. C’est une esquisse composée avec largeur, brossée avec fougue, où plusieurs touches sont d’un maître, et dont l’ensemble offre aux connaisseurs en art dramatique un rare exemplaire de simplicité. C’est pourquoi la Comédie-Française a bien fait d’accueillir le jeune auteur du Fils de Coralie et du Père de Martial, et pourquoi la critique, même la plus sévère, a bien fait de traiter les Maucroix avec honneur.

Que dire de Mlle Reichemberg, sinon qu’elle est parfaite dans le rôle de Germaine? Elle est sérieuse et gaie, décente et mutine, réelle et poétique : c’est le personnage le plus exquis peut-être qu’elle ait créé dans la comédie moderne. Si l’on veut donner à un étranger l’idée de l’art le plus précis et le plus gracieux qui se puisse goûter sur la scène, il suffira de le mener voir Mlle Reichemberg. M. Le Bargy fait Julien : il est lui-même dans ce rôle et non l’imitateur de M. Delaunay ; il se permet d’être sincère sans se relâcher de son excellente diction;