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bout une donnée dramatique et d’en épuiser les ressources : où son cheval a passé le regain ne poussera pas!

Pour concevoir de tels projets, il suffit d’un téméraire; pour les mener à bien, il lui faut ce tour de main où se reconnaît le génie particulier du théâtre; il lui faut cette prestesse, qui est celle de la franchise et de l’énergie plutôt que de l’habileté : nulle habileté ne fera excuser cette situation, si la franchise et l’énergie ne la font admettre par force. On sait que ces qualités, M. Delpit les possède à l’excès : rarement il en donna des marques plus décisives que dans ce drame, intitulé comédie, mais qui n’est fait que d’essence tragique. Ce n’est pas seulement parce que l’ouvrage, distribué en trois actes, se tient dans un seul décor et tout juste dans l’espace de temps que l’action exigerait réellement, ce n’est pas seulement parce que la règle des trois unités y triomphe qu’il a l’aspect classique : c’est parce qu’il est net, sobre et nu, de façon à surprendre les amateurs les plus déclarés du genre. Point de petites roueries, de menues élégances, de lentes délicatesses; auprès des Maucroix, le Supplice d’une femme ou Julie, au lieu de paraître un drame, semble une étude psychologique trop patiente.

La scène se passe à Évian, dans un salon d’hôtel : le sol de ce salon, c’est le terrain de la place publique ou du vestibule où se réunissaient jadis les héros de la tragédie; M. Perrin l’a fait garnir de meubles par un tapissier moderne. Paraissent une jeune fille et un jeune homme : « Julien ! — Germaine ! » Germaine est la fille de M. Gérard, député radical et plusieurs fois millionnaire, qui ne veut marier sa fille qu’au possesseur d’une grande fortune et d’un grand nom. Julien a l’un et l’autre ; ce jeune homme frêle et blond est le fils du marquis de Maucroix, chez qui Germaine a été reçue l’an dernier à Bayonne. Les deux enfans sont émus en se retrouvant; Germaine devine la cause de cette émotion et la dit avec ingénuité : « Mon ami, savez-vous que vous êtes amoureux de moi? Il n’y a pas de mal à cela, puisque je suis amoureuse de vous. Mon frère est ici; je vais le présenter au vôtre; ils nous marieront. » Cependant les parens de Julien passent au fond de la scène : « Il est dommage, murmure le marquis de Maucroix, que ces enfans se soient revus! » Et Germaine reprend avec une confiance qui nous fait sourire : « Ce mariage sera trop facile ! »

Nous devinons que les espérances de nos amoureux seront traversées, et nous ne doutons pas qu’elles ne le soient par ces deux personnages auxquels ils cèdent la place : une dame en cheveux blancs et vêtement de deuil, noble de visage et d’allures; un jeune homme, noir de cheveux et sombre de mine, décoré de la médaille militaire. « Encore cette jeune fille! dit la dame en regardant Germaine, qui se retire. Vous me l’avez fait suivre de Lausanne à Vevey et de Vevey ici.