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Châtaignier, la Vigne sur le Jujubier, le Pêcher sur le Plaqueminier. Ces faits, qui choquent les habitudes de nos horticulteurs et même les convictions de nos botanistes, rappellent ceux que racontait le bon Pline, souvent taxé d’ignorance ou d’hyperbole. Ici, ce ne seraient pas seulement des Romains qu’il faudrait appeler en témoignage ; d’après un passage de l’Agriculture nabatéenne qui nous a été conservé, les jardiniers de l’ancienne Babylone avaient observé déjà le penchant de la Vigne à s’unir au Jujubier. D’ailleurs les succès des Chinois dans ces accouplemens étranges ont été constatés par des observateurs européens. « Ils entent le Cognassier sur l’Oranger, dit le P. Cibot, et obtiennent ainsi un fruit d’une forme oblongue, de la grosseur d’un petit melon, dont la couleur, la chair, les pépins, le goût et l’odeur tiennent de l’orange et du coing. »

Leur habileté horticole a un débouché que nous ignorons. On coupe le buis chez nous, on ne le cultive pas pour la fête des Rameaux. Les Chinois cultivent les plantes dans un dessein pieux. Les étangs et autres pièces d’eau, si abondantes dans un pays où le riz est la principale nourriture, leur servent à obtenir en abondance une magnifique nymphéacée, le Nelumbium spedosum, le Lotus de l’Inde, la plante sacrée des Hindous. Le dieu Bouddha est toujours représenté reposant sur la fleur du lotus, lequel symbolise la vigueur par sa racine, la force expansive par ses larges feuilles, l’esprit souverain par son odeur, l’amour par son éclat. Aussi l’usage est-il général d’offrir aux idoles les belles fleurs roses du Nelumbium au reste, sa culture offre un double avantage, sa racine féculente et ses graines sucrées (les fèves d’Egypte) étant en usage dans la cuisine chinoise. Mais, après la fleur, le fruit. Celui d’une variété de Citronnier, le Citrus cheilocarpa du père Loureiro, que M. Clos, de Toulouse, et M. Heckel, de Marseille, ont observée accidentellement dans notre Midi, consiste dans la séparation des carpelles, qui se disjoignent dès la base du citron et se développent isolément, comparables aux doigts d’une main. Cette main est pour les Chinois celle de leur dieu : Fo-chou-kan signifie la main odorante de Bouddha. Un auteur assure que les jardiniers aident par des ligatures précoces jetées sur le fruit jeune à cette division lucrative du fruit : ils en sont bien capables.

Cette fusion de deux sentimens fort divers, la passion du lucre et la piété, n’a rien qui doive nous étonner profondément. L’amour naïf qu’ils portent aux plantes paraît en effet chez eux une forme du sentiment religieux, dévoyé faute d’aliment. Chaque plante peut être de leur part l’objet d’une sorte d’amour mystique, qui inspire certaines de leurs poésies. Les monumens de leur littérature nous représentent même, comme le rapporte quelque part M. d’Hervev de Saint-Denis, une extase que nos mœurs ne permettent guère de