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gens valides s’en allaient joyeusement gravir la montagne, il se promenait à couvert sous les arcades du monastère, puis rentrait s’assoir au piano dans sa cellule. Il ne le disait pas, mais ce cloître était pour lui plein de terreur. Plusieurs de ces préludes évoquent en nous les impressions qui l’assiégèrent alors : visions nocturnes de moines trépassés, chants funèbres entendus à la lueur des torches ; d’autres sont mélancoliques et suaves, ils lui venaient aux heures de soleil et de santé, au bruit du rire des enfans sous la fenêtre, au son lointain des guitares, au chant des oiseaux sous la feuillée humide, à la vue des petites roses pâles épanouies sur la neige. C’est dans ces pièces légères, ces esquisses, qu’il faut admirer son art des variantes harmoniques. Imaginez une source vive qui jaillirait du même sol par vingt jets différens, tous se dessinant et s’irisant à leur manière propre, et vous aurez sa Berceuse composée avec un point d’orgue. Ailleurs, son Inpromptu va nous offrir un égal modèle d’originalité dans la fioriture ; seulement ici le problème, au lieu d’être résolu harmoniquement, le sera mélodiquement. Ces coups de pouces-là n’appartiennent qu’aux maîtres. Les quakers du contrepoint reprochent à Chopin d’être incorrect ; les quintes, en effet, ne lui causent aucun scrupule, il les emploie allègrement, capable même de s’en montrer prodigne, comme dans la huitième Étude (op. 25) et de nous en donner des girandoles. Mais, de ce que son indépendance d’allure exclut certaines formes, on aurait tort d’en conclure qu’il les ignore. Son style, parmi ses caprices et ses audaces, a des évolutions instantanées dont serait jaloux un vieux savant de profession ; le canon à l’octave, par exemple, qui termine la Mazourke.

Quand Chopin se chamaille avec la règle, c’est presque toujours la règle qui a tort, et vous pouvez lui prêter de confiance la riposte fameuse de Victor Hugo à Mlle  Mars : « Si le mot qui vous embarrasse n’est pas français, rassurez-vous, madame, il le sera. » C’est avec de pareils barbarismes qu’une langue se renouvelle. L’action de Chopin sur le présent ne se discute pas : tous nos maîtres de l’heure actuelle, Bizet, Massenet, Saint-Saëns, sont des pianistes ; à ce titre, tous l’ont fréquenté, et c’est en le jouant, en le respirant qu’ils se sont imprégnés de son génie par inoculations atomistiques. Que de choses, bonnes et mauvaises, semblent nous venir de Wagner et lui doivent leur origine ! notamment cette altération (moins réelle qu’apparente) du sentiment de la tonalité qui nous fait souvent prendre pour faux ce qui n’est que le résultat voulu d’un accelerando plus ou moins pressé de se fondre dans le ritardando, ou mieux encore, l’art porté à sa dernière perfection de déguiser, sans en rien ôter, les quantités mathématiques. L’influence de Chopin